La violence : oui ou non – Une discussion nécessaire, de Günther Anders : un essai vivifiant pour affiner ses tactiques et stratégies d’opposition aux oppressions.
« Il ne s’agit pas pour lui d’inviter à des sit-in ou au dynamitage de pylônes électriques. Il plaide pour une résistance, comme elle aurait été nécessaire contre Hitler [1889-1945 - Ndr], mais n’a justement pas eu lieu, comme celle que la Résistance française a pratiquée contre les occupants allemands. » (avant-propos de Manfred Bissinger, page 10)
Quand, comme le penseur allemand Günther Anders (1902-1992)*, on a connu l’hitlérisme, la chasse aux juifs menée par les tenants d’une Allemagne racialement « pure »**, l’exil aux États-Unis, puis la prolifération des armes américaines pointées vers l’ex-URSS et des centrales nucléaires menaçant les populations civiles (comme les tragédies de Tchernobyl en avril 1986 et Fukushima en mars 2011 l’ont attesté), on ne peut qu’être méfiant vis-à-vis des gouvernements. Face à la terreur qu’ils établissent, quelles réponses apporter ? Le pacifisme et le débat démocratique sont-ils suffisants ? « Lui-même se qualifie de “philosophe de la barbarie” car ses thèmes de prédilection sont Auschwitz et Hiroshima, maintenant Tchernobyl » (idem, avant-propos, page 16).
Ce livre ouvre donc un débat, nourri par des points de vue variés, des arguments et des contre-arguments de poids. « On n’a pas besoin de violence, on a besoin de raison, objecte Uta Ranke-Heinemann à Günther Anders (…) Que les veaux du monde entier ne choisissent plus leurs bouchers ou ne continuent plus à courir derrière eux, c’est le peu de raison qui serait nécessaire, une raison qu’on ne peut pas seriner violemment. » (page 58) « Ce qu’il faut pour lutter contre la violence dominante et le monopole de la violence par l’État, répond par exemple Klaus Vack à G. Anders, c’est une escalade non violente de la désobéissance civile. » (page 71)
Or, la violence, sous forme de la Résistance par exemple, citée en préambule, est un moyen de lutter contre la barbarie, une fois celle-ci clairement identifiée – en l’occurrence, au siècle dernier, le nazisme. Mais comment procéder lorsque cette barbarie est insidieuse, avance masquée, sous couvert d’une démocratie habituée à se faire sourde face aux revendications pacifistes des anti-nucléaires, des écologistes ou des anti-militaristes, habituée à l’emploi de la force, de la contrainte judiciaire, de la menace ou de la désinformation massive pour museler l’opposition ? Quel rapport de force instaurer ? Günther Anders ne veut se fermer aucune porte.
« On dit que vous vous seriez clairement prononcé contre l’idée de se limiter par principe à la non-violence.
- Mais pourquoi en faire une rumeur ? C’est la pure vérité ! » (in « Interview imaginaire », page 75)
L’intérêt de cet ouvrage sera bien sûr de montrer en quoi ce débat est important – débat qui, d’ailleurs n’a pas eu lieu, ni en Allemagne ni ailleurs, malgré pour le cas de la RFA, les actions violentes revendiquées dans les années 70 par la Fraction Armée Rouge qui auraient pu en être une bonne occasion. Quoi qu’il en soit, si on ne souhaite pas que la violence soit l’ultime issue offerte aux opposants politiques, il y a des voies démocratiques, connues, largement balisées, à emprunter – si on les néglige, ces voies, nul ne devra s’étonner si certains dès lors, contraints, en viennent à user de violence. Pour inverser le cours de choses. En dégommant l’ennemi – ou, a minima, en lui faisant clairement comprendre que c’est le risque qu’il encourra s’il perdure dans sa malfaisance.
PS : Pour la petite histoire, Günther Anders eut la philosophe et journaliste Hannah Arendt (1906-1975) comme épouse de 1929 à 1937 (et elle-même eut une aventure amoureuse avec le penseur allemand Martin Heidegger [1889-1976] aux accointances avec le nazisme établies avec rigueur par le philosophe Emmanuel Faye dans Heidegger, l’introduction du nazisme dans la philosophie paru en 2005***, amourette rocambolesque, donc, entre une étudiante juive et un idéologue nazi, qui commença avant-guerre [alors qu'elle était étudiante à Marbourg et lui son professeur de philosophie] et qui se poursuivit après-guerre). Günther Anders était également le cousin du penseur Walter Benjamin (1892-1940), théoricien de la dégradation du langage soit dit en passsant, lequel, selon la légende qui entoure sa mort, se suicida à Portbou en traversant les Pyrénées pour ne pas tomber entre les mains des polices fascistes, française et/ou espagnole.
* Notons que Günther Anders était juif et qu’être rescapé de la Shoah va profondément le marquer, comme l’atteste l’article « Ma judéité » (« Mein Judentum« ), paru en 1978 dans un ouvrage collectif éponyme, au cours duquel il rappelle ce souvenir glaçant : « Ce jour d’été où, à Auschwitz, j’étais devant les montagnes de montures de lunettes, de chaussures, de dentiers brisés, de tignasses coupées et de mallettes abandonnées. Et parmi celles-ci, il y aurait dû y avoir aussi mes lunettes, mes dents, mes chaussures, ma mallette. Comme je n’avais pas été interné à Auschwitz, comme, par hasard, j’avais pu passer à travers, je me suis senti comme un déserteur. » (avant-propos de Manfred Bissinger, p. 13-14)
** On ne rappellera jamais assez l’horreur que fut la Shoah ni les « idées » politiques mortifères dont elle procéda – et sur lesquelles on n’aura de cesse de s’interroger, avec effroi, pour comprendre comment elles purent advenir, se répandre, peu à peu s’imposer et contaminer quasi toutes les strates d’une société à un moment donné.
*** « Lorsque nous avons écrit que l’œuvre de Heidegger méritait de figurer dans les bibliothèques d’histoire du nazisme et non dans celles de philosophie, c’était, outre la présence d’énoncés racistes et exterminateurs dans son “œuvre intégrale”, parce que sa façon de reporter l’être à la “Patrie” et à l’“État völkisch” [adjectif qui a à voir avec "l'affirmation de l'idée et du concept de race, de la supériorité des Germains unis par des liens de sang, de langue et de culture", cf. Wikipedia - Ndr], et de remplacer la question de l’homme par l’affirmation de soi de la souche germanique n’est pas d’un philosophe mais bien d’un nazi. » (préface à la seconde édition, p. 29, Albin Michel, Paris, 2005, coll. « Biblio essais », Le livre de poche).
La violence : oui ou non – Une discussion nécessaire (Gewalt – Ja oder nein – Eine notwendige Diskussion, 1987), Éditions Fario, Paris, 2014, traduit de l’allemand par Christophe David – Avant-propos de Manfred Bissinger – 168 pages – 17 €.