Heidegger, l’introduction du nazisme dans la philosophie, par Emmanuel Faye

Avec Heidegger, l’introduction du nazisme dans la philosophie, d’Emmanuel Faye, le confinement devient un moment idéal pour débuter une cure anti-nazie.

 

533x800_FayeVoilà donc un ouvrage de haute voltige et de longue haleine, à la lecture douloureuse, tant les images convoquées sont pesantes (Gleichschaltung*, Nuit de Cristal, racisme, extermination, Shoah, solution finale, mensonge et malhonnêteté intellectuelle, idées ignobles proprement innommables énoncées pourtant par Heidegger, révisionnisme de celui-ci, etc.), mais mesurera-ton jamais assez  ô combien la lecture de ce type d’ouvrage est salvatrice et féconde quant au développement de l’esprit critique et moral – et, in fine, de la perpétuation de l’humanisme philosophique à vocation universelle ?

« Lorsque nous avons écrit que l’œuvre de Heidegger méritait de figurer dans les bibliothèques d’histoire du nazisme et non dans celles de philosophie, c’était, outre la présence d’énoncés racistes et exterminateurs dans son “œuvre intégrale”, parce que sa façon de reporter l’être à la “Patrie” et à l’“État völkisch”**, et de remplacer la question de l’homme par l’affirmation de soi de la souche germanique n’est pas d’un philosophe mais bien d’un nazi. » (préface à la seconde édition, p. 29)

« Pour comprendre ce qu’a voulu transmettre Heidegger (…) il faut aussi disposer d’une compréhension du nazisme entendu comme un “mouvement” (Bewegung) de destruction radicale de tout ce qui constitue l’être humain plutôt que comme une simple idéologie politique. » (id., p. 30)

Je dois commencer cette chronique par un souvenir. Je suis étudiant en philosophie, à Rennes I, au début des années 90. Certains enseignants évoquent Martin Heidegger (1889-1976), ses ouvrages ou ses concepts-phare, son influence sur le mouvement existentialiste français, et, sans insister outre mesure, les critiques qui lui sont faites d’avoir adhéré dans sa jeunesse au parti nazi, dans les années 30, en Allemagne. L’affaire est classée. Heidegger aurait donc manqué de clairvoyance en politique (comme bon nombre de ses concitoyens), mais aurait apporté à la philosophie des éléments considérables. L’affaire penchant en sa faveur, j’aurai même eu en ma possession un ouvrage de Martin Heidegger**, perdu lors d’un déménagement sans que cela me chagrine car jamais je n’avais réussi à lire plus d’une page complète tant son style sibyllin (que je prenais pour de la profondeur d’esprit) outrepassait mes capacités de lecture d’alors.

C’est dire si la lecture de cet essai d’Emmanuel Faye, Heidegger, l’introduction du nazisme dans la philosophie, va me bouleverser, tant il remet en cause des connaissances et autres bribes de savoir acquises sur les bancs de l’université – et que je n’avais jamais vraiment questionnées. Cet ouvrage, documenté et étayé notamment avec des nombreux extraits originaux de Martin Heidegger ou de ses contemporains versés eux aussi dans l’hitlérisme, serait à la limite de l’indigeste, tant les points abordés sont nombreux, précis et qui plus est doublés, en notes de bas de page elles aussi abondantes, des extraits initiaux en allemand, voire en latin. Lecteur dilettante s’abstenir donc. Pourtant, tous ces éléments mis bout à bout par Faye qui a dû se coltiner l’œuvre intégrale de son objet d’étude ne sont pas des points de détail. Voyons-les plutôt comme les pièces d’un puzzle gigantesque qu’il est capital de reconstituer si l’on veut comprendre l’objectif final de Martin Heidegger (et de ses ayants-droit).

L’apologie que Heidegger dans les années 1933-1934 fait de la guerre (Krieg), du combat (Kampf) qui doit être mené contre l’ennemi (qu’il soit extérieur ou intérieur) est assez glaçante (p. 382). Il a de plus l’outrecuidance, la malhonnêteté intellectuelle de se situer sous le patronage de Héraclite (qui glosait autour du polemos, cf. fragment 53) pour poser les bases « de la lutte raciale du nazisme et de l’hitlérisme contre les Juifs assimilés dans le peuple allemand laquelle conduira, durant ces années 1933-1935, des premières mesures antisémites que nous avons décrites comme faisant partie de la Gleichschaltung aux lois anti-juives de Nuremberg et à l’Endlösung : la “solution finale”. (p. 384)

Avec Erik Wolf (intime de Heidegger à qui celui-ci fait appel pour son séminaire sur l’État), « le glissement meurtrier se précise : les non-aryens n’ont désormais plus aucune protection juridique. Les lois de Nuremberg sont déjà en esprit dans ce texte [conférence de 1934, éditée]. N’appartenant pas à la communauté de sang völkisch, les “non-aryens” ne font plus partie de l’État. Ils en sont donc, au sens schmittien, potentiellement les “ennemis” et pourront ainsi être criminalisés puisque nous vu le “pénaliste” qu’est Wolf identifier comme un crime la résistance à l’État. » (p. 420-421)

« En 1941-1942, dans son cours rédigé mais finalement non prononcé sur la métaphysique de Nietzsche, il n’hésite pas à présenter le “dressage (Züchtung) des hommes” et le “principe de l’institution d’une sélection de race” (Rassenzüchtung) comme “métaphysiquement nécessaire” (metaphysisch notwendig) ! » (p. 595-596)

Les exemples abondent, jusqu’à l’écœurement ; le nazisme de Heidegger était tout, sauf tiède. Celui-ci se targue même de faire partie de ceux qui pourront, via des concepts pseudo-philosophiques (c’est-à-dire des concepts qui ont l’apparence de la philosophie), prolonger le nazisme, une fois que le Führer du moment, Hitler (1889-1945), qui n’est pas immortel, mourra.

On se demande souvent comment il fut possible que l’hitlérisme connusse une telle ascension. Faye, avec les outils qui sont les siens (la raison, la démonstration, le travail historique sur des pièces d’archives, la dialectique et l’éthique) s’est aussi penché sur la question. Il a observé que le mouvement nazi était architecturé par une pensée que des individus comme Heidegger, auréolé de son statut de professeur de philosophie – qui fut, qui plus est, élève d’Edmund Husserl (1859-1938), le fondateur de la phénoménologie – puis de celui de recteur universitaire, ont œuvré à articuler, à véhiculer, à immiscer dans tous les secteurs de la vie intellectuelle (la philosophie, le droit, la poésie, la politique, la métaphysique, la médecine, la biologie, etc.).

Ce que Heidegger de fait professa, en jargonnant, en reprenant les vocables explicitement nazis, en enrobant le tout de références à des auteurs comme le Français René Descartes (1596-1660), le Grec Héraclite (fin du VIᵉ siècle av. J.-C.) ou ses compatriotes Hegel (1770-1831) et Friedrich Nietzsche (1844-1900) (que le peuple allemand pour se réaliser devait se purifier, qu’il y avait un combat à mener, que certains en feraient les frais, que la voie du Führer était la plus recommandable et la seule finalement à retenir, que l’individu devait se sacrifier aveuglément au profit d’un État total) fit l’objet de cours, de séminaires, de publications, de controverses (dans le cadre du nazisme d’État où celles-ci s’inséraient) et infusa les sphères étudiantes, universitaires et éditoriales ; et ses « pensées », dans le prolongement de celles de Hitler et d’un panel d’idéologues tous plus antisémites et vindicatifs les uns que les autres****, se concrétisèrent dans ce monument de l’abjection que fut la Shoah.

Cette étude très fouillée des publications et séminaires de Heidegger permet ainsi de démasquer un imposteur et de comprendre comment l’idéologie nazie, à cause de pareils « penseurs » a pu s’enraciner dans les esprits. Pire, cette étude dévoile l’insincérité d’un individu qui non seulement, comme nous l’avons vu, consacra ouvertement toute son énergie dès 1933, voire avant, à fortifier le corpus idéologique nazi, mais en plus, une fois la défaite allemande consommée et les abominations de la solution finale révélées, persista dans sa « pensée » mortifère. Avec des comparaisons absolument indignes, Heidegger se montre capable d’atteindre les sommets de l’ignominie et de la toxicité intellectuelle :

« L’agriculture est aujourd’hui une industrie d’alimentation motorisée, dans son essence, la même chose que la fabrication des cadavres dans les chambres à gaz et les camps d’extermination », écrit-il, confit dans un mépris absolu des victimes de la Shoah, dans le texte d’une conférence de 1949 édité en 1994 dans la Gesamtausgabe, i.e. les œuvres complètes publiées par ses complaisants héritiers (p. 661).

Or, « les crises que nous traversons devraient nous inciter à la plus grande vigilance. Souvenons-nous de la façon prémonitoire dont Henri Bergson avait, dès 1914, prédit les dérives d’une “culture” qui avait accepté l’idée d’un “peuple élu, race de maîtres, à côté des autres qui sont des races d’esclaves” » (p. 695). C’est donc, on l’aura compris, pour éviter que pareilles abominations de la pire espèce revoient le jour que Faye s’escrime à en décrypter les prémices, à en débusquer les détonateurs, à en déboulonner les statues de ses charismatiques artisans érigées à la lugubre gloire de la Führung d’Adolf Hitler. Si ce bouquin est donc d’une lecture fastidieuse, il n’en demeure pas moins un énorme pavé lancé dans le mille, en pleine poire des nostalgiques du IIIᵉ Reich et autres thuriféraires de son premier chancelier. La philosophie, pour paraphraser le sociologue Pierre Bourdieu (1930-2002), est, elle aussi, un sport de combat. Ici, gisent, KO dans un coin de ce ring de papier, la bête immonde et ses affidés négationnistes.

* Gleichschaltung (« mise au pas », « uniformisation », « mise en phase ») : « Celle de l’université commence avec cette loi [du 7 avril 1933, "loi pour la reconstitution de la fonction publique"] qui révoque d’office les professeurs “non aryens”. » (p. 117)

** Völkisch : terme récurrent dans la pensée nazie, qui renvoie à l’idée d’un peuple supérieur, fondé sur la race.

*** Essais et conférences – Première parution en 1958 – Trad. de l’allemand par André Préau. Préface de Jean Beaufret – Collection « Tel » (n° 52), éditions Gallimard, Paris, 1980 – 12,50 €. NB : Il est toujours disponible sur le site de l’éditeur français, dans la rubrique « Philosophie, morale ».

**** Carl Schmitt, juriste (1888-1989) ; Alfred Baeumler, professeur de philosophie et de droit (1887-1968) ; Ernst Forsthoff, juriste, auteur de L’État total (1902-1974) ; Eugen Fischer, médecin et généticien partisan de la stérilisation pour les criminels (1874-1967)… pour citer quelques-uns des membres de cette fraternité funeste qui se regroupaient sous la bannière de la croix gammée.

Emmanuel Faye, Heidegger, l’introduction du nazisme dans la philosophie – Autour des séminaires inédits de 1933-1935 – Éditions Albin Michel, Paris, 2005 – Le Livre de Poche, Coll. « bibli essais » – 768 pages – 9,90 €.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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