Triste tigre, de Neige Sinno

Triste tigre, de Neige Sinno : un livre qui fait du bien paru chez P.O.L.

 

533x800_Neige-Sinno_Triste-TigreLes lycéen·nes du Prix Goncourt des lycéens ont encore une fois visé juste. Avec Triste tigre de Neige Sinno est récompensée une œuvre réellement puissante, car vraisemblablement utile. Le sujet – les violences faites aux enfants dans le cadre de l’inceste – a besoin d’être réellement traité. Pour, évidemment, que celles-ci cessent, soient dénoncées, soient mises en lumière. En préalable de quoi il est nécessaire que le bouillon socio-culturel qui les rendent possibles, ces violences incestueuses, soit scruté, analysé – ici par le biais d’un objet littéraire –, et si besoin judiciarisé avec les moyens suffisants.

Avec force et grand courage – car de nombreuses années auront été nécessaires, avant de le réunir ce courage-là qui aura permis de porter plainte, de supporter un procès qui n’aura volontairement pas lieu en huis-clos puis d’écrire ce texte –, Neige Sinno convoque son passé douloureux. Elle raconte son enfance, dont la quasi totalité des souvenirs sont reliés aux viols perpétrés des années durant par son beau-père – triste sire qui abusa de son pouvoir sur sa belle-fille. Elle raconte la duplicité de cet adulte censé la protéger. Il est bien sous tout rapport par ailleurs et il ne manquera pas de témoins pour défiler à la barre qui vanteront ses innombrables qualités humaines. Elle raconte les mensonges, par omission, auxquels elle-même s’astreint pour ne pas faire exploser le précaire équilibre familial.

« Je savais que s’il était arrêté, nous n’aurions plus aucune ressource, nous tomberions dans l’indigence, quatre enfants et un salaire de femme de ménage, les calculs étaient vite faits. » (page 43)

Elle raconte l’explosion qui néanmoins s’ensuit, fatalement.

« Quand il [le père de l'auteure] a appris pour le viol, il est resté muré dans le silence. Il n’est pas venu au procès. Il s’est juste laissé mourir. » (page 71)

Elle raconte combien son passé est toujours présent.

« La victime existe en tant que véhicule qui portera, toute son existence, la trace du viol.

Abîmés pour la vie. Abîmés, abîmées, cernés par des abîmes.

Damaged for life [nom d'un réseau pédopornographique qui fut démantelé]. » (page 102)

Elle raconte sa fuite à l’étranger. Elle raconte sa plainte et le procès et toutes les difficultés que ce parcours de combattante comporte. « Les plaintes sont souvent classées sans suite par manque de preuves. C’est souvent la parole de l’accusé contre celle du plaignant. Dans mon cas, la question ne s’est pas posée car il a avoué. Elle [l'avocate de Neige Sinno recontactée par l'auteure bien après le procès et la condamnation de l'accusé] reconnaît que ça non plus ce n’est pas courant, et que sans doute, s’il n’avait pas avoué, s’il m’avait accusée de mentir, il n’aurait pas été condamné. » (pages 117-118)

Elle raconte le déséquilibre des forces en présence au moment du viol. Ce qui soulève fatalement la question du consentement.

« C’est toujours grand ouvert chez un enfant. Un enfant ne peut pas ouvrir ou fermer la porte du consentement. Il n’atteint pas cette poignée. Elle n’est simplement pas à sa portée. Il y a des victimes adultes qui n’atteignent pas la poignée non plus, car elles sont à terre, elles marchent à quatre pattes depuis trop longtemps ou sont sous emprise ou d’autres circonstances comme celles-là. » (pages 146-147)

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Pancarte brandie à Rennes lors de la manifestation féministe du 8 mars 2024 (crédit photo : Karedwen).

Elle détaille son rapport ambigu à la justice et au système carcéral.

« Il a pris neuf ans mais il n’en a fait que cinq. Prisonnier modèle, remise de peine. C’est classique avec les délinquants sexuels. Ce sont les bons élèves de la prison. Mon beau-père a même réussi à être envoyé en Corse, dans une prison pilote où les détenus ont le droit de circuler dans la nature (…) Guillaume Massart a réalisé en 2017 un film documentaire intitulé La liberté sur cette prison corse, Casabianda. » (pages 156-157)

Pour ce faire, elle cite ses allié·es de circonstance, ces ressources qui l’ont aidée aux bons moments : livres, films, auteur·es de livres (Antonin Artaud, La familia grande de Camille Kouchner, Antonio Ortuño, Christine Angot, L’adversaire d’Emmanuel Carrère, Virginie Despentes, Ou peut-être une nuit, podcast de Charlotte Pudlowski…).

Elle dit la complexité de réinsérer les prédateurs sexuels, ces esprits retors qui s’autorisent pareilles maltraitances. Et elle l’exprime avec des mots très forts.

« Ils disent comprendre que les actes qu’ils ont commis sont graves mais n’en parlent jamais précisément. Aucun d’entre eux n’admet avoir violé un enfant, de manière répétée, parfois pendant des années, ce qui est pourtant la raison pour laquelle ils ont été condamnés.

Il est sans doute normal qu’ils ne puissent pas regarder en face la gravité de ces actes. S’ils pouvaient vraiment le faire, ils se suicideraient. Ce qui serait à mon avis la seule sortie honorable pour un violeur d’enfant. Mourir de honte. Mais non, ils ne se suicident pas (ce sont les victimes d’inceste en général qui se suicident, pas les abuseurs), ils clament leur droit à une deuxième chance. » (pages 161-162)

Neige Sinno s’appuie aussi sur de dramatiques statistiques.

« Les anciennes victimes deviennent des adultes à risques sur tous les plans, de la santé mentale (en particulier les troubles bipolaires) au corps hanté par toutes sortes de dysfonctionnements. » (page 197)

Elle souligne également l’importance d’aborder le sujet de façon frontale, crue, claire, incarnée. De sorte que ce sujet ne soit pas pour telle ou telle raison poussé vers les oubliettes de l’impensé.

« Est-ce que l’autobiographie renvoie nécessairement à l’intime, à la sphère privée ? C’est une question importante, surtout en ce qui concerne un sujet comme celui qui nous intéresse, un sujet dont le classement dans la sphère privée fait partie des stratégies d’oppression qui l’empêchent d’être mis en lumière. » (pages 256-257)

Bref, Neige Sinno fait œuvre utile.

Et quand s’achève la lecture de Triste tigre, on quitte à regret cette auteure, on est presque pris au dépourvu, on aurait voulu que ce livre durât plus longtemps car on se sentait curieusement bien en compagnie de Neige Sinno – en sécurité, en confiance, en empathie, en osmose. Et ce n’est pas fréquent, finalement, de ressentir pareilles intenses émotions vitales face à un livre – qui se veut protecteur certes, mais qui, à lui seul, ne pourra pas changer fondamentalement la société : même si elle peut beaucoup, la littérature en tant qu’initiative plus ou moins individuelle et moteur de l’action collective, ne peut pas tout. En revanche, pour ce faire, le soutien concret de la force publique serait sûrement très efficace et la Ciivise (commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants, présidée avec une détermination et une abnégation exemplaire jusqu’à l’année dernière par Édouard Durand) a posé une liste de 82 recommandations, dont ne serait-ce que la première pourrait permettre des évolutions considérables (« organiser le repérage par le questionnement systématique des violences sexuelles auprès de tous les mineurs et auprès de tous les adultes par tous les professionnels »). Reste à savoir si les essentielles préconisations de la Ciivise, à l’instar de celles portées par la Convention citoyenne pour le climat, resteront quasi lettres mortes ou seront suivies d’effets réels.

Triste tigre, de Neige Sinno, P.O.L, Paris 6ᵉ, 2023 – Prix des Inrockuptibles, Prix Goncourt des lycéens 2023, Prix Femina 2023, Prix littéraire du Monde… – 288 pages – 20 €.

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