Les luddites en France – Résistance à l’industrialisation et à l’informatisation

Les luddites en France : Une mine d’informations et d’analyses historiques sur des mouvements sociaux méconnus, dépréciés et rarement étudiés – pour éviter que ces méthodes de contestation, aussi musclées que redoutées, se propagent ?

 

Non il ne s’agit pas d’une espèce de lutins habitant la lande. Les luddites tirent leur nom d’un important mouvement anglais de protestations virulentes (qui fut sévèrement réprimé*), à l’encontre des premiers processus d’industrialisation. Leurs lettres de revendications assez menaçantes étaient signées par un mystérieux « Général Ludd ».

« La machine est un instrument de discipline dont il faudrait voir concrètement tous les effets : matériellement dans l’espace de l’usine remodelé et l’emploi du temps, physiquement au niveau du corps des travailleurs : ce que l’histoire traditionnelle des techniques nous dit si peu. En quoi et comment la machine induit un nouveau type de discipline du travail, ce “cycle de discipline machinique” dont parle J.-P. de Gaudemar, est un vaste problème qu’on n’abordera pas ici. Mais il faut l’avoir présent à l’esprit pour comprendre le fondement de la résistance ouvrière, la vigueur de la bataille véritablement existentielle [souligné par nous]. » (in « Les ouvriers et les machines en France dans la première moitié du XIXᵉ siècle », par Michelle Perrot, p. 150)

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Cet ouvrage récapitule ce qui a pu en France s’apparenter au mouvement luddite d’Outre-Manche. Car au XVIIIᵉ siècle, l’arrivée des machines à tisser n’a pas été vue d’un bon œil par tous. Ces machines performantes provoquent chômage de masse ; délocalisation du travail (qui ne sera plus effectué dans un atelier indépendant attenant au foyer familial, mais à l’usine et sous les ordres combinés des ingénieurs, des grossistes, des contremaîtres et des patrons) ; déstructuration de l’organisation villageoise rurale traditionnelle ; déstabilisation des artisans qui ne peuvent (ni ne veulent) s’aligner sur des cadences mécaniques ; mise à mal, voire mise à mort, de l’esprit corporatiste (qui permet de fixer des salaires élevés, de jouir d’un épanouissement professionnel axé autour de savoir-faire précieux, de garantir une activité pérenne et une qualité de production irréprochable)… Ce tout déclenche donc la colère, le bris et l’incendie de machines (ou du moins la menace est-elle brandie car le premier réflexe de ces artisans est la négociation) et, au bout du compte, la répression** – vieille méthode éprouvée, et toujours utilisée de nos jours, par exemple contre les Gilets Jaunes, pour étouffer la contestation, après l’avoir désignée comme criminelle.

« L’image que se fait le parlement de Rouen, autorité de police dans la ville, des manifestants depuis la guerre des farines de 1775 est celle de “mauvais sujets”, “d’esprits séditieux”, voire “d’alcooliques et de fainéants qui n’ont qu’à travailler sur les mécaniques”. Vision fréquente chez les nantis et les privilégiés de l’époque, les chômeurs sont responsables de leur pauvreté. Celle-ci doit d’ailleurs engendrer l’humilité et non la révolte. » (in « Émeutes anciennes ou émeutes nouvelles – À propos du bris de machines textiles pendant l’été 1789″, par Jean-Pierre Allinne, p. 98)

Au fil de cette somme, on découvre également les questions que souleva l’implantation du chemin de fer. Les tenants du « progrès » eurent souvent à s’opposer à tous eux qui étaient impactés négativement par cette révolution, planifiée par les gouvernements et voulue par les industriels, des modes de déplacement. Ils étaient nombreux à protester (bateliers, aubergistes le long des voies carrossables, forgerons, haleurs, etc.) : des pans entiers de la société sont plongés dans la crise et la misère.

« Au fur et à mesure de la montée des difficultés économiques, les revendications nées du chômage ou du travail industriel sont de plus en plus assimilées à de la délinquance pure et simple. » (idem)

Encore une fois, au nom du « progrès », on tenta, plus récemment, d’imposer sans débat préalable, la possibilité pour les chercheurs (épaulés par l’État et les multinationales de la semence) d’expérimenter en plein champ (c’est-à-dire dans des lieux « publics » absolument pas confinés) les OGM. Les faucheurs volontaires, les paysans et riverains suspicieux, les écologistes prudents, les citoyens dubitatifs, au terme d’un long combat médiatique, judiciaire et sur le terrain, obtinrent gain de cause. Pour une fois, un « progrès » (aux conséquences non-calculées possiblement néfastes pour le biotope, pour les consommateurs, comme pour l’autonomie économique des agriculteurs) fut ainsi repoussé.

Dès les années 1970, l’informatique avec ses dérives (fichage ; uniformisation et contrôle des tâches et des cadences ; dépossession de sa liberté d’action au profit de logiciels formatés ; surconsommation d’ordinateurs s’invitant désormais dans chaque foyer ; prépondérance de la bureautique à partir de quoi tout y compris la vie privée devient affaire de gestion, d’organisation paramétrée, de rentabilité…) est elle aussi combattue, notamment par le Clodo (Comité liquidant ou détournant les ordinateurs). Mais cette saine contestation (née avant la propagation de l’Internet et la démocratisation effrénée des smartphones, tablettes et autres domotiques high-tech) ne fera pas florès. Des sièges d’entreprises d’informatique et des monceaux de disquettes seront néanmoins brûlés à l’occasion d’actions directes revendiquées – et restées impunies.

Bref, un ouvrage copieux, richement annoté et collectif, sur la nécessité de prendre les décisions en commun – si possible à l’unanimité et en suivant un bon sens éthique et vérifié – lorsque, du moins, on veut éviter de réveiller l’irascible Général Ludd !

« À Saint-Étienne, le procureur du roi déplore : “Et ce qui est pénible à dire, c’est que parmi les plus acharnés contre la garde nationale se faisaient surtout remarquer les femmes qui, les tabliers pleins de pierres, tantôt en jetaient elles-mêmes, tantôt en donnaient à jeter.” À Salvages (Tarn, 1841), elles poussent les hommes à briser la boudineuse sans fin de Guibal-Anne-Veaute, les traitant de lâches. Descriptions classiques du rôle que les femmes jouent dans toutes les formes de rassemblements populaires, du carnaval et du charivari aux manifestations de grèves, et où il n’est pas toujours facile de démêler la réalité du stéréotype. Il y a, en tout cas, souvent des femmes parmi les inculpés. » (in « Les ouvriers et les machines en France dans la première moitié du XIXᵉ siècle », par Michelle Perrot, p. 156)

* « Rappelons que le bris de machines fut réprimé par la peine de mort dans les Midlands, et qu’autant de milliers de soldats furent envoyés combattre contre ces ouvriers récalcitrants que contre Napoléon au Portugal. » (in « Introduction – On arrête parfois le progrès », par Cédric Biagini et Guillaume Carnino, p. 51)

** « À l’apogée des violences, les 3 et 4 août [1789], la machine répressive d’Ancien Régime manifeste un dernier sursaut d’énergie, avec l’appui de la milice bourgeoise maîtresse de la rue. Près de 100 personnes sont arrêtées, y compris à titre préventif dans les cabarets. Six émeutiers sont pendus entre le 6 et le 21 sur le pont enjambant la Seine face au quartier ouvrier de Saint-Sever, tandis que les canons de la milice et des troupes royales sont braqués sur cette rive du fleuve. » (in « Émeutes anciennes ou émeutes nouvelles – À propos du bris de machines textiles pendant l’été 1789″, par Jean-Pierre Allinne, p. 99)

Les luddites en France – Résistance à l’industrialisation et à l’informatisation – Coordonné par Cédric Biagini et Guillaume Carnino – Éditions L’échappée, Paris, 2010 – Coll. « Frankenstein » – 336 pages – 22 €.

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