Sable mouvant – Fragments de ma vie, d’Henning Mankell

Sable mouvant – Fragments de ma vie, d’Henning Mankell : les pensées d’un homme en sursis.

« Est-ce un rêve outrancier que d’imaginer une civilisation à l’échelle mondiale, qui ne soit pas fondée sur l’oppression ? Outrancier ou non, c’est un rêve nécessaire. Il est clair que la prochaine génération ne sera sans doute pas beaucoup plus avancée que la nôtre. Mais il est possible que ceux qui viendront plus tard soient moins stupides que nous. » (p. 305)

« L’un des plus grands défis qui se posent aujourd’hui est de donner plus de pouvoir aux femmes. Alors que ce sont elles qui, partout, portent la responsabilité de la production alimentaire et de la sauvegarde de la famille, leur pouvoir politique est inexistant.

Je ne crois pas que les hommes et les femmes aient une manière foncièrement différente de penser. C’est une idée répandue mais fausse qu’il existerait un modèle de pensée masculin et un modèle de pensée féminin. Le monde souffre en revanche de la domination masculine unilatérale et du fait que les voix des femmes ne s’entendent pour ainsi dire pas.

(…)

Mais pour qu’un nouvel ordre voie le jour, il faut que les hommes fassent un pas en arrière et qu’ils laissent la place aux femmes. Si l’on pense que c’est une vue de l’esprit, c’est qu’on n’a rien compris à l’évolution en cours. » (p. 299)

En tant que lecteur, on rencontre à intervalles réguliers des auteurs avec lesquels on entre en résonance. Leurs mots nous parlent. Leurs histoires nous touchent. Leurs styles font écho en nous. Pour ma part, puisque vous brûlez de le savoir, je pourrais citer Jean-Paul Sartre, Gustave Flaubert, Guy de Maupassant, Hermann Hesse, André Gide, René Barjavel, Nicolas Bouvier, Michel Onfray, Enid Mary Blyton, Somerset Maugham, Robert Merle, Pearl Buck, Jack London, Léon Tolstoï… sans parler des Yves Tanguy, Avogadro Pulmonaire, Stéphane Grangier, Serge Travers, Wilfried Salomé ou Léonard Taokao dont j’ai pu découvrir les œuvres pour ainsi dire en avant-première en tant qu’éditeur ou correcteur… mais aussi, pour entrer dans le vif du sujet, Henning Mankell, maître ès polar scandinave.

Dans Sable mouvant, Henning Mankell aborde le cancer dont, depuis une fracassante et froide journée de janvier 2013, il se sait atteint. Face à l’inexorable, l’homme malade prend sa plume et pense. Il se rappelle de chocs intellectuels, existentiels ou esthétiques, qui ont marqué sa vie foisonnante. Il évoque son enfance, dans un appartement au-dessus du tribunal où son père exerçait le métier de juge – ce qui aura sûrement influencé par la suite les histoires du héros policier Kurt Wallander écrites par son fils. Il raconte ses tribulations de jeunesse à Paris – une escapade de six mois quand il avait 16 ans. Il partage ses éblouissements face aux grandes œuvres (qu’il s’agisse de cathédrales construites sur plusieurs siècles, du « Cri » de Munch, des pièces d’Aristophane, ou des peintures pariétales préhistoriques exécutées par les premiers artistes humains connus).  Il répand ainsi, pudiquement, sans s’appesantir, les réflexions que lui inspirent l’Histoire, le monde et ses contemporains.

« La peur nous protège, nous alerte, nous aide peut-être à supporter l’insupportable.

La peur et l’oubli ont partie liée. Mais, tout autant la peur et la mémoire.

Si nous n’avions pas besoin de la peur pour survivre, nous ne la connaîtrions pas.

De même que l’imagination et la faculté d’illusion sont, elles aussi, des instruments de survie merveilleusement précis. » (p. 213)

Il s’interroge sur les temps longs des civilisations, sur la vie courte des hommes, sur l’enchaînement vertigineux des générations, sur ce qu’on oublie, ce qu’on retient, sur ce qui mérite notre attention ou bien nous désespère – il revient ainsi avec insistance sur les déchets nucléaires que nous allons léguer aux générations futures, enfouis dans des cachettes souterraines et dont la dangerosité courra cent mille ans.

onkaloSchéma du monumental réseau souterrain d’Onkalo.

« Quelques jours plus tard, j’ai envoyé une lettre demandant si je pouvais visiter Onkalo [NDLR : site finlandais d’enfouissement, dans des tunnels, sur une île, de déchets nucléaires, qui n'est pas sans rappeler le projet français contesté de Bure, dans la Meuse]. On m’a répondu que je n’étais pas le bienvenu. Et qu’on ne souhaitait pas que je fasse de ces installations le décor d’un futur roman à suspenses. J’ai rétorqué, indigné, cela ne m’avait jamais effleuré. Ma perspective était purement philosophique, et pouvait se résumer ainsi : Comment est-ce possible de garantir la conservation pendant cent mille ans de déchets mortellement toxiques, alors qu’aucun des plus anciens édifices humains que nous connaissons n’excède cinq ou six mille ans d’âge ? Comment peut-on prétendre à un résultat dont aucune personne vivante aujourd’hui ne sera encore là pour le valider ?

On m’a répondu une nouvelle fois en faisant valoir qu’Onkalo était fermé aux visiteurs dans la mesure où l’on ne pouvait se porter garant de leur sécurité dans les tunnels et les espaces souterrains. Cela m’a paru effrayant et comique à la fois : on s’estimait incapable de garantir la sécurité du moindre visiteur, tout en affirmant pouvoir garantir la bonne conservation des déchets cent mille ans après que moi-même et le signataire de cette réponse aurions achevé de nous décomposer dans nos tombes! » (pages 31-32)

« Les responsables de la future conservation des déchets nucléaires ne sont ni des sentimentaux ni des utopistes. Ils sont pourtant conscients que travailler pour l’avenir est un enjeu profondément humain. Il n’est pas nécessaire de voir le résultat de son travail. L’histoire de l’humanité est une longue chaîne où chacun doit s’occuper de son maillon. (…) La vérité concernant notre existence est toujours provisoire. Ce que nous savions hier est sans cesse modifié ou remplacé par ce que nous découvrons aujourd’hui. Pour tout un chacun, la vie reste une affaire inachevée… » (pages 108-109)

« Les civilisations ne font pas le ménage derrière elles. Mais aucune n’a jamais laissé derrière elle des déchets qui resteraient mortellement dangereux pendant des millénaires. Là, nous sommes uniques. Absolument les seuls dans l’histoire. » (pages 9-110)

Sable-mouvant_couvFace au mal le rongeant, Mankell explore son passé, ses voyages (à Paris quand il avait 16 ans, en Italie, en Grèce, en Argentine, au Mozambique où il fut directeur d’un théâtre, en Crète, à Nantes, en Allemagne, en Espagne…) et s’interroge sur l’avenir – incertain – de l’humanité. Que restera-t-il de nos écrits, nos épopées, nos inventions, une fois que seront passées les prochaines ères glaciaires, prévues dans 5 000 et 20 000 ans, qui recouvriront l’hémisphère Nord d’une calotte épaisse de plusieurs kilomètres de glace, enfonçant sous son poids la croûte terrestre et transformant toute chose en gravier ?

Lucide, humble, tendre, Mankell livre là un journal de bord humaniste traversé par ses inquiétudes, mais aussi par sa gratitude.

Il est mort en 2015, emporté par le Kräftan (« l’écrevisse » en suédois).

« La vie c’est juste ça : quelques gouttes d’eau salée dans un verre. » (p. 267)

Sable mouvant – Fragments de ma vie, d’Henning Mankell, 2014, Éd. du Seuil, 2015, traduit du suédois par Anna Gibson, 384 p., 7,80 €.

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