Un « petit » candidat face aux « grands » médias : un essai de Philippe Poutou, Julien Salingue et Béatrice Walylo sur les difficultés systémiques à profiter des interstices de liberté encore accessibles.
« Si nous avons souhaité mentionné le triste clown de C8, c’est parce qu’il se situe à la charnière entre deux de nos critères essentiels de refus :
il officie sur une chaîne Bolloré, et il a d’ailleurs été démontré – sans surprise – que ses émissions faisaient la part belle à l’extrême droite, avec une surreprésentation, en termes de temps d’antenne, des personnalités de ce bord [ndbp : Voir notamment les travaux de la chercheuse Claire Sécail, qui a établi – entre autres – qu'entre septembre et décembre 2021, 53 % du temps d'antenne politique de l'émission “Touche pas à mon poste” (TPMP) avait été consacré à l'extrême droite] ;
les émissions de Cyril Hanouna sont conçues d’une telle manière (rythme, thématique, nombre d’intervenant·es en plateau, recherche permanente du “clash” et du “buzz”, biais idéologiques…) qu’il est à peu près impossible non seulement d’y faire entendre une parole de gauche un peu construite et audible, mais en outre, d’être autre chose qu’un faire-valoir pour le maître des lieux. Lequel gère son émission comme Bolloré gère les “ressources humaines” : avec une brutalité manifeste. » (page 34)
Dans ce modeste opuscule copieusement garni d’anecdotes sur les coulisses des interviews télévisées sont décortiqués quelques-uns des mécanismes plus ou moins sournois qui conduisent 1) à maintenir l’ordre établi ; 2) à piper les dés de la démocratie et 3) à annihiler la parole, pourtant nécessaire et salutaire, des contestataires.
Les campagnes présidentielles seraient ainsi censées être des occasions d’entendre les discours et les positions de chaque candidat. Il n’en est rien, en dépit des lois de l’Arcom (l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique, créée en 2022) qui ne construisent qu’une équité de façade, qu’un ersatz d’égalité. Les conditions proposées aux candidats du NPA (Nouveau Parti anticapitaliste, créé en 2009) sont en effet systématiquement défavorables. Des entretiens sont annulés. Les dispositifs, tels que décrits par le sociologue Pierre Bourdieu (1930-2002), sont inégaux. Des horaires impossible ou ingrats leur sont proposés – qui plus est bien souvent avec une condescendance crasse. Les promesses de temps accordé ne sont pas tenues. Etc. Des débats n’ont pas lieu – parce qu’ils ne sont pas du goût des « gros » candidats comme Emmanuel Macron ou Marine Le Pen qui craignent (on comprend leur inquiétude) que leur image soit écornée par les critiques que les porte-paroles du NPA leur opposeraient en cas de confrontation. Les « grands » médias (aux mains des milliardaires) se pliant complaisamment aux desiderata desdits poids lourds, la lutte, ne serait-ce que pour se faire entendre, devient vite compliquée, car trop inégale pour ne pas dire déloyale (en dépit, encore une fois, des obligations légales, auxquelles sont tenus les « grands » médias, qui s’avèrent insuffisantes pour garantir à nos processus électoraux un caractère irréprochable, mais suffisantes pour garantir à toute contestation radicale d’être étouffée dans l’œuf).
Le « petit » candidat P. Poutou qui, avec intelligence, avec persévérance, avec endurance et avec cette insolence que les gourmets apprécieront (on pense, entre autres, aux séquences magiques, jubilatoires, de ce débat d’avril 2017 programmé sur BFM TV, durant lequel on sentit François Fillon et Marine Le Pen, chahuté·es par les observations piquantes du candidat Poutou, déstabilisé·es, voire décrédibilisé·es avec juste quelques arguments bien sentis au sujet de leur probité), le « petit » candidat P. Poutou, donc, qui arrive néanmoins à déjouer les règles perverties du jeu électoral républicain (largement plié d’avance), en sort ainsi grandi. Et on ne boudera pas cette petite joie.
« “Le débat médiatique constitue un moyen habituel de civiliser, de discipliner (voire de soudoyer) les opposants à l’ordre médiatique existant.” [ndbp : Acrimed, “Quelle critique des médias ?” 22-2-2018, en ligne sur acrimed.org] Notre expérience des médias, notamment durant les campagnes présidentielles, confirme pleinement cette formule de l’observatoire des médias Acrimed. Tout est en effet mis en œuvre pour que les invitations, y compris lorsqu’elles nous sont “dues”, soient organisées de telle sorte que nous nous intégrions pleinement aux dispositifs choisis par les “grands” médias, sans avoir notre mot à dire à leur propos. Une manière non seulement de ne pas bouleverser les routines, mais aussi – et surtout – de s’assurer que l’invité, aussi turbulent soit-il, soit “cadré” par un dispositif garantissant que ladite routine ne sera pas perturbée, ou le moins possible. » (page 77-78)
NB : Philippe Poutou et Béatrice Walylo étaient à Rennes en dédicace-rencontre-débat à L’Astrolabe, librairie coopérative sise place Lucie et Raymond Aubrac, le jeudi 9 novembre dernier.
Un « petit » candidat face aux « grands » médias, essai d’utilité publique de Philippe Poutou, Julien Salingue et Béatrice Walylo, Éditions Libertalia, Montreuil, 2023, 160 p., 10 €.