Abattre l’ennemi, de Juan Branco : un essai aussi courageux que vivifiant.
« Nous ne ferons jamais mine de ployer.
Et nous agirons toujours avec la dignité qui leur a toujours manqué.
Nos ennemis sont ceux qui considèrent la société comme un instrument au service de leurs intérêts.
Ceux qui se sont enfuis en leur palais, et n’ont aucune conscience de ce qu’il en coûte que de fabriquer les sièges dorés sur lesquels ils sont installés. (…)
Eux qui n’ont idée d’où leur confort surgit. Des douleurs que leur absence d’efforts et de l’altérité, font naître chez les millions d’êtres dont ils ont fait leurs prisonniers et qui sont là, à quelques pas, loin des fantasmagories que certains voudraient féconder.
Ils sont à portée de main.
Ils doivent être dévastés. » (p. 24-25)
Conseil du cybermilitant australien Julian Assange*, avocat de Jean-Luc Mélenchon ou de Gilets jaunes (comme Christophe Dettinger dont la France entière a pu observer la force de frappe, à mains nues, contre les boucliers des forces de police à la déontologie une fois de plus défaillante, sur le pont Léopold-Sédar-Senghor à Paris, lors de l’Acte VIII, en janvier 2019) et lui-même Gilet jaune revendiqué, auteur du brûlot Crépuscule qui mettait le doigt sur la corruption endémique à la tête de notre République, Juan Branco prolonge ici ses réflexions en vue d’assainir des pratiques politiques françaises hélas passablement avariées. Immense chantier.
« Les êtres qui se mouvaient, ceux qui samedi après samedi défiaient le pouvoir, savaient trop bien ce qu’il en coûte de mobiliser la violence. Ils savaient bien les sacrifices qu’on n’hésiterait pas à leur imposer et portaient encore sur eux les stigmates des violences passées.
Ils ne voulaient, pour eux ou pour qui viendrait, prendre le risque d’un incendie que les plus fragiles payeraient.
C’est pourquoi nous fûmes aimés de tous, et pourquoi nos dirigeants se montrèrent si enragés, eux qui se surent épargnés, et non vainqueurs, enragés que nous réussîmes là où, par leur nullité, ils avaient échoué à être aimés. » (page 74)
Dans un style quelque peu ampoulé (quelques paragraphes sibyllins auraient peut-être mérité d’être caviardés), mais il s’agit là sûrement d’une déformation professionnelle (J. Branco comme on l’a dit ayant épousé le métier d’avocat, où les circonvolutions langagières font partie des mœurs), et avec une suite dans les idées qui heureusement comporte de nombreux éclairs de clairvoyance, l’auteur convoque ses tumultueux démons. Poursuivre la geste des Gilets jaunes ; en finir avec l’oligarchie confite de privilèges indus ; redonner au peuple une prise solide sur les décisions qui le concernent ; remettre à leur place les puissances étrangères (à savoir ici essentiellement les USA) qui ont tendance à vassaliser leurs alliés européens, en supprimant par exemple le siège parisien de la CIA établi dans le même immeuble que Le Figaro et en renvoyant chez eux les dizaines d’espions qui nuisent à la souveraineté nationale ; proposer une nouvelle forme de gouvernement, moins au service des multinationales et plus en connexion avec les communes ; réinjecter de la vie et de l’enthousiasme dans nos us pétrifiés en un carcan pensé par une caste au pouvoir qui, malgré la crise gigantesque liée à l’épuisement des énergies fossiles qui se profile, s’efforce de ne surtout pas remettre en cause ni son leadership ni la captation des richesses opérée en sa faveur depuis l’aube des temps carbonifères… J. Branco dévoile, avec panache et ambition et un brin ou deux d’utopie et d’insolence, tout un programme de réforme des institutions, très détaillé dans les derniers chapitres d’Abattre l’ennemi – fabuleux titre, soit dit en passant.
« Entre les mois de mai 2017 et de novembre 2018, et avec une puissance démultipliée dans les jours qui suivirent, des millions de personnes sentirent pour la première fois que les êtres censés les représenter commençaient à les trahir. » (p. 133)
Il a en vue de raviver un certain esprit révolutionnaire bien sûr, de recréer un élan collectif… une fois qu’auront été destitués les imposteurs, qu’auront été renationalisées les autoroutes, que la Brav-M aura été dissoute, qu’auront été expropriés de leurs biens surnuméraires les grands groupes comme Lagardère.
« Nous recréerons une industrie pharmaceutique publique et ayant pour vocation d’abreuver l’humanité. » (p. 197)
« Nous serons au côté de tout peuple cherchant à préserver son intégrité, mais cesserons de nous projeter à des échelles qui ne nous concernent pas, alors que se multiplient ici et là des conflits qui menacent à tout instant de généralisation. La France ne sera pas un vecteur de mort, et retirera ses armées des régions où elle n’est pas espérée. » (p. 199)
« Nous renouerons avec une grande politique d’aménagement du territoire qui nous permettra de faire face aux défis de notre temps (…) Le chemin de fer et le bateau redeviendront des concurrents de l’automobile individuelle et de l’aérien, et feront l’objet d’un plan de redéploiement massif à très court terme. (p. 206)
Certes, dans le lot, certaines de ses préconisations (construire un second porte-avions nucléaire ; ré-annexer Andorre, Monaco et le Luxembourg ; organiser un référendum sur la réouverture des maisons closes…) prêteraient à débat. Mais l’essentiel est qu’on devine, derrière la multitude de propositions, une volonté farouche d’émancipation des citoyens – dont on a bien besoin en ces temps où règne l’arbitraire vertical d’un conseil de défense aux menées de plus en plus opaques et antisociales.
* Fondateur de WikiLeaks, Julian Assange, depuis que la justice américaine est à ses trousses suite aux révélations faites en 2010 – divulguant à la face du monde les pratiques, notamment en Irak avec des crimes de guerre par centaines dévoilés, d’un empire US qui empiète sur le droit international avec une scélérate désinvolture –, a vécu cloîtré de 2012 à 2019 dans l’ambassade d’Équateur à Londres. Depuis avril 2019, il est emprisonné et soumis à une forme de torture permanente liée à un isolement quasi-total, à Belmarsh, dans un quartier de haute sécurité réservé en principe aux pires terroristes.
Abattre l’ennemi, de Juan Branco, Éditions Michel Lafon, Neuilly-sur-Seine, 2021, 17,95 €, 264 p.