Les furtifs, d’Alain Damasio : un roman* qui nous fait voir les mondes invisibles d’un autre œil.
« Il [Gorner, le ministre de l’Intérieur] veut surtout faire passer des lois-cadres sur l’habitat qui rendront tous les logements panoptiques. Au nom de la menace furtive. Des architectures publiques et privées de totale visibilité, de part en part. Éliminer tout angle mort, progressivement. Prôner les vertus de la transparence pour offrir des logements “sains” et hautement “sérénisés” c’est-à-dire surveillés. Dans le moderne, dans l’ancien ; dans les commerces, les entreprises, les avenues… S’assurer par conséquent un contrôle constant et connecté des espaces, pour la sécurité de tous. Et bien entendu pour le confort de son pouvoir. Tel est l’objectif véritable, politique. » (page 756)
Comme à son habitude, l’auteur de science-fictions politiques Alain Damasio a inventé un nouveau monde – un peu dystopique sur les bords. Pour ce faire il s’est largement inspiré du réel et a simplement poussé quelques curseurs par rapport au monde (un brin sordide) qu’on connaît déjà : plus de publicités (personnalisées grâce à des technologies invasives innovantes omniprésentes) ; plus de contrôle policier, médiatique et militaire des populations ; plus de ségrégation sociale (l’espace public, le confort et les horaires d’accès sont restreints pour les citoyen·nes de seconde zone qui n’ont pas les pass adéquats, qui ne disposent pas des privilèges suffisants)… Heureusement, pour faire bonne mesure, Damasio (dont on connaît les sincères élans de sympathie pour les révoltés survoltés, les opprimés primés aux concours d’inventivité et pour toutes celles et ceux qui habitent les marges, les zones déshéritées, les angles morts) a également légèrement élevé les curseurs de l’opposition à l’ordre étouffant, fascitoïde, ultra-consumériste et hyperlibéral établi. Y insérant de surcroît un élément perturbateur fort intrigant : les furtifs. Qui sont-ils ? Comment vivent-ils ? Qui les traque ? Qui les étudie ? Quelles sont leurs incroyables aptitudes ? Pourquoi l’armée s’y intéresse ? Quels espoirs font-ils naître parmi les déclassé·e·s ?
« Nous [Shar et Lorca, parents de Tishka] avons toujours pensé que personne, aucun pouvoir, aucun être humain, comme disait Stig Dagerman, “n’a le droit d’énoncer envers nous des exigences telles que notre désir de vivre vienne à s’étioler”. » (page 766)
Avec ce roman captivant, émouvant, revigorant, fascinant, notamment grâce aux trouvailles typographiques qui indiquent chacun des personnages via d’élégantes polices de caractères sophistiquées (un peu absconses au premier regard mais auxquelles on s’habitue vite), Damasio renouvelle ses déclarations d’amour envers les marginaux et souligne son exécration de tous les autoritarismes. On lui en sait gré.
* Toujours à la pointe, L’Imprimerie nocturne a déjà évoqué cet ouvrage, lors de sa parution. Mais un petit rappel, en ces temps de pandémie qui dure et de controlite aiguë, n’est pas superflu. D’autant qu’il existe maintenant en format livre de poche.
Les furtifs, roman (génial) d’Alain Damasio, 2019, La Volte, Gallimard, coll. « Folio SF », Grand prix de l’imaginaire 2020, 944 p., 10,93 €.