Le Taureau par les cornes, de Morvandiau [bd et itw]

Le Taureau par les cornes : une bande dessinée en noir et blanc de Morvandiau sur les difficultés d’être fils puis père et sur les épreuves qui jalonnent un chemin, façonnant une personnalité.

 

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Quand on zoome sur sa descendance, on est sans doute aussi irrésistiblement enclin à se pencher sur sa généalogie. En l’occurrence, ici, l’auteur Morvandiau, bien connu dans le milieu de la bande-dessinée rennaise et au-delà (puisque s’il participe activement aux épopées du magazine rennais L’Œil électrique de 1997 à 2004, s’il dirige le festival rennais Périscopages de 2001 à 2011 ou s’il dessine pour Le Mensuel de Rennes, on retrouve également ses dessins dans Marianne ou Le Tigre), nous présente son fils Émile, né en 2005 (atteint du syndrome de Down). Il nous parle aussi de sa propre mère, décédée en 2013 et dont les dernières années furent marquées par une démence fronto-temporale précoce et à la mémoire de laquelle Le Taureau par les cornes est dédié.91114364_311151859866907_5832573026851356672_n

« Émile et sa trisomie exacerbent encore mon acuité paternelle : toute est beaucoup plus lent mais la moindre petite évolution accroche la lumière. »

Sans apitoiement mais au contraire avec de bien belles pages (et des tranches de vie savoureuses ou caustiques), riches en émotion et donc en syncopes (l’auteur est prompt à tomber dans les pommes), Le Taureau par les cornes revient donc avec ironie, tendresse et nostalgie sur ces moments  douloureux, porteurs de complications existentielles, intimes, accompagnées fort heureusement par des ressources humaines qui se révèlent ou par des institutions compétentes comme le Sessad (Service d’éducation spéciale et de soins à domicile). Le tout bien sûr nécessite une bonne dose de combativité et d’intelligence (pour combattre les préjugés, pour remettre à leur place les indélicats et pour honorer l’esprit des aïeux), en gros, il s’agira de savoir prendre le taureau par les cornes.

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*** Questions à l’auteur ***

  • Quel état d’esprit est requis pour aborder des thèmes aussi personnels que ceux de la maladie et du handicap pouvant toucher des proches ?

Faire le choix de l’autobiographie est un processus en deux temps qui n’a évidemment pas été prémédité : d’abord, à un niveau personnel et intime, vivre et encaisser les évènements – en l’occurrence apprendre la maladie dégénérative de ma mère et la trisomie de mon fils – puis, avec le temps et le recul, se dire, en tant qu’auteur, qu’il y a là peut-être une matière à réaliser un livre. Il s’est alors agi de mettre en forme ce qui serait susceptible de dépasser les seules problématiques de mon petit nombril – qui, en elles-mêmes, ne sont pas très intéressantes – et de concerner des questions plus universelles comme l’héritage, la transmission ou l’altérité. Du fait de ce processus de maturation, Le Taureau par les cornes a nécessité une longue période pour se construire – environ 10 ans entre l’idée, assez floue au départ, d’un livre et sa parution effective.

  • Quelles sont les chansons préférées d’Émile, qui doit aller sur ses 15 ans, en ce moment ?

Émile est très sensible à la musique et possède une grande capacité de mémorisation. Il connaît ainsi par cœur – mieux que moi-même – les nombreuses compilations que j’aime réaliser et qu’on écoute en voiture, en ville ou pendant les trajets de vacances, et en reconnaît chaque morceau dès la première note – il sait par ailleurs que tel titre de Brigitte Fontaine ou de Little Walter sont à telle plage de la compil 25 ou 32. Mes propres goûts sont assez éclectiques et Émile, à l’image de sa génération, a aussi construit son oreille via Internet. Son spectre musical s’étend donc de Gangnam Style aux Bancs publics de Georges Brassens, en passant par Tom Waits, la musique de Mario Bros ou l’album Lo-fi Nu Jazz vol. 2 de Rubin Steiner qu’il écoute beaucoup actuellement.

  • Comment ton fils Émile appréhende le fait d’être en quelque sorte le thème principal d’une bd de son père ?

Concernant mon fils, c’est toujours difficile de savoir précisément ce qu’il ressent – disons qu’il vit l’existence ce livre (dont il a suivi une partie de la réalisation en direct) plutôt positivement et, je crois, avec une forme de fierté.

  • Pourquoi ce parti pris (éditorial ?) de ne pas numéroter les pages du Taureau par les cornes ?

À vrai dire, je ne me suis pas vraiment posé cette question – et je me la pose rarement en tant que lecteur de bande dessinée puisque je sais, visuellement, où je suis rendu dans ma lecture. J’ai construit le livre en articulant des idées de séquences et, parfois, en les changeant de place ou en les augmentant jusqu’au dernier moment de la composition du livre. Il me semble par ailleurs que mon éditeur, l’Association, n’a pas de règle spécifique par rapport à cet aspect des livres.

« ce livre a demandé un temps très long d’élaboration »

  • On devine une charte graphique différente pour chaque anecdote contenue dans cet ouvrage ; c’est une volonté de renouvellement esthétique ? un exercice de recherche stylistique ? une façon de suggérer des émotions, des humeurs et des énergies différentes en fonction des situations traversées ? des clins d’œil à divers auteurs ? une ode subliminale à la différence ?

De mon point de vue, une bande dessinée peut être très rébarbative à réaliser s’il s’agit de respecter strictement une typologie de personnages et d’éléments narratifs qui sont caractérisés pour être reconnaissables d’une case à l’autre. Certains auteurs ont cette capacité de créer un univers très codifié qui fait système – il suffit de relire Tintin pour s’en convaincre – et c’est incroyable ! Mais je n’ai pas ce talent et je peux m’ennuyer très vite. Or, l’ennui ne me semble pas être un bon signe si, comme moi, on est convaincu que le lecteur ressent le labeur et la sueur d’un auteur qui peine – je suis donc contraint de trouver des solutions alternatives, et prendre moi-même un plaisir renouvelé lors de leur élaboration, pour intéresser le lecteur et le tenir suffisamment en haleine. La bande dessinée me paraît très riche à plusieurs égards. D’une part, elle peut jouer sur différents registres de dessin : croquis sur le vif, dessin d’imagination, dessin d’après photo, dessin plutôt réaliste, frôlant l’abstraction ou dessin jeté proche du dessin de presse… on peut déployer un éventail très large, parfois polysémique, qui mêle à la fois la traduction graphique d’émotions à des références culturelles ou métaphoriques. D’autre part, la bande dessinée offre la possibilité de créer des tensions entre le texte et l’image – et réciproquement – mais aussi d’articuler les différentes significations et temporalités qui s’écoulent, se croisent ou se répondent au sein d’une séquence, d’une page ou de la globalité du livre. En associant le lecteur à la construction du récit, par l’effort d’interprétation – mesuré mais bien réel – qu’on lui demande, on peut, quand c’est réussi, générer une véritable immersion et des émotions puissantes. Et puis, comme je l’ai dit, ce livre a demandé un temps très long d’élaboration. J’ai procédé en polissant lentement la tonalité du livre autour de ces questions : qu’est-ce que je veux raconter issu de ma propre expérience qui puisse intéresser un lecteur qui ne me connaîtrait pas ? Comment parler de sujets empreints d’une certaine gravité sans sombrer dans le pathos ? Le ton s’est ainsi précisé au fur et à mesure, déterminant le squelette purement scénaristique autour duquel j’ai articulé toutes les séquences, tout en conservant une certaine souplesse et, j’espère, un peu de fraîcheur, quant à la forme de chacune d’entre elles.

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  • En cette période saugrenue de confinement (où il est demandé de rester chez soi ET d’aller au travail), le monde de la culture et des festivals est frappé de plein fouet par l’annulation de quantité d’événements. Pour autant, la question subsidiaire rituelle de L’Imprimerie Nocturne concerne les coups de cœur. Quels sont les tiens, en ce moment, compatibles avec les circonstances ?

Nombre d’auteurs ne sont paradoxalement pas trop dépaysés, en termes de rythme de vie, par ce confinement : on travaille généralement seul, souvent chez soi, avec une forte présence sur les réseaux sociaux et une bibliothèque à portée de main… Côté bande dessinée, j’ai découvert Cul Nul, d’Anne Baraou et Fanny Dalle-Rive, recueil d’anecdotes enlevées sur le sexe, à la fois sarcastiques, drôles et finalement plutôt touchantes. J’ai par ailleurs relu La légèreté de la dessinatrice Catherine Meurisse, qui fait suite aux attentats de 2015 et qui reste très pertinent en ces temps plutôt anxiogènes. Harpo, un roman de Fabio Viscogliosi – par ailleurs dessinateur et musicien – met en scène le plus lunaire des Marx Brothers et extrapole autour d’une tournée que ce dernier a effectivement réalisé en Union Soviétique en 1933. L’auteur imagine un nouvel épisode de sa biographie où Harpo, amnésique suite à un choc, s’égare dans une déambulation vers l’Ardèche. C’est, lui aussi, sous l’apparence a priori un peu loufoque du personnage, un formidable bouquin sur la fragilité et l’identité. Enfin, j’ai revu hier soir, L’enfance d’Ivan, premier long métrage d’Andreï Tarkovski – dont la photographie noire et blanche, magnifique, sert admirablement ce portrait d’un gamin dans la Guerre –, je ne serais pas surpris que le Jim Jarmusch de Down by law et de Dead man en ait pris de la graine !

91834799_217740282909829_3283594010660175872_nRetrouvez Morvandiau pour un exercice de 3 minutes de dessin quotidiennes : Ici.

Le Taureau par les cornes – Bande dessinée de Morvandiau Éditions L’Association, Paris, 2020 – 19 €.

 

 

 

 

 

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