Le vertige de l’émeute – De la Zad aux Gilets jaunes : un essai de l’universitaire rennais Romain Huët où il est question de cette « circulation des émotions au milieu des individus : la peur, l’excitation, le sentiment de poser un acte significatif dans le réel » comme « traîner des poubelles (…) sur des distances longues », geste qui a « quelque chose d’insensé au sens où son effet de perturbation est infime » mais qui « signale l’intention d’un débordement, l’espoir que les manifestants prendront l’initiative de construire des barricades ». (page 71)
« Une émeute est réussie quand les forces de l’ordre ne cessent d’être dominées sur le plan du rythme. On les voit alors courir laborieusement à vitesse régulière après les émeutiers. Ils sont confondus dans la ville. “Nous promenons nos poulets”, slogan scandé par les manifestants, traduit cette joie de voir le pouvoir à la suite du cortège. Imposer son rythme est le principal objectif des émeutiers. » (pages 64-65)
Émaillé de scènes vécues, à Rennes ou Paris, voici un essai qui s’efforce de percer à jour les énergies et affects qui traversent ces moments de colère revendicative que d’aucuns qualifient d’« émeutes ». En avoir observé de très près quelques-unes lui donne des billes pour éviter les contresens – souvent nombreux dans les médias, où le terme « semi-terrorisme », pour désigner l’action des Gilets jaunes, a même fait son apparition dans la bouche d’Yves Calvi*, bien connu de nos services pour son célèbre sens de la nuance que Pierre Carles avait déjà su mettre au jour**.
Car l’émeutier, s’il est donc souvent considéré comme violent, voire ultraviolent, n’est, dans les faits, bien souvent, qu’une espèce de farceur qui théâtralise, avec les moyens du bord, le désarroi que lui inspirent l’état du monde et les politiques gouvernementales. Les simulacres mis en place, qui relèvent davantage « d’une casuistique de la ruse, plutôt qu’un affrontement sanglant » (page 22), permettent de faire apparaître la monstruosité du pouvoir. Celui-ci est ridiculisé, incarné par des forces de police réduites à user de la force sans discernement.
« Il s’agit de faire en sorte que le pouvoir quitte son raffinement habituel pour l’obliger à se déployer de manière grotesque (…) Au sein des cortèges de manifestants, les rires jaillissent là où les forces de police pataugent dans leurs tentatives de maintien de l’ordre. » (page 74)
L’émeutier, largement impuissant à faire basculer cet objet aux contours d’ordinaire assez indéfinis qu’est le pouvoir en place, parvient néanmoins le temps d’un affrontement à dévoiler la face absurde (au sens camusien du terme : la vie n’a pas vraiment de sens, ne nous faisons pas de souci de ce côté-là…) d’une situation historique, insurrectionnelle, qui prend corps dès lors que les manifestants, costumés pour l’occasion, s’épuisent à montrer qu’un autre monde est désirable, que l’ordre établi peut vaciller, que le chaos (largement domestiqué*** en l’occurrence) est potentiellement fécond.
Romain Huët en conclusion met en garde contre le risque que représentent le goût, la passion pour l’émeute : celui d’une radicalisation encore plus extrême, voire sectaire (voir citation ci-dessous). On ne pourra s’empêcher, du coup, de penser à la trajectoire largement dramatique des militants allemands des années 60-70 qui se regroupèrent, in fine, au sein de la RAF.
« L’émeutier en devenir rencontre une collectivité avec laquelle il partage ses idées sur le monde. Dans ce milieu, les rapports sociaux sont intenses et chargés d’affects. Cette consistance émotionnelle a son importance car elle contribue à enlever à la violence sa part coupable**** (souligné par nous : s’agira-t-il de ne garder que la part innocente de la violence ?) et à atténuer les tensions intérieures que pourrait vivre l’individu. En cela, les collectifs présentent un devenir potentiellement sectaire. La clandestinité, la stigmatisation sociale, l’adversité précipitent ce devenir et tend également à produire une clôture ontologique au sein du groupe concerné. » (page 149)
On ne se méfiera jamais assez des clôtures ontologiques. Et on attend, avec un mélange de gourmandise et de dégoût, ce tome 2 des Vertiges de l’émeute qui aborderait la question du point de vue, cette fois-ci, des forces de l’ordre (dont on apprend via Le Bulletin Officiel qu’elles vont bénéficier, suite à un appel d’offres d’un montant de 2 millions d’euros, entre autres joyeusetés d’un arsenal de 1 280 LBD 40 supplémentaires – sans doute les mutilés parmi les manifestants ne sont-ils pas encore assez nombreux).
* Voir L’info du Vrai, Canal +, 19 novembre 2019.
** Cf. Opération Correa. Épisode 1 : Les ânes ont soif, 2015.
*** « Les émeutiers visent l’évitement de la confrontation corporelle. Ils jouent plutôt une comédie : inspirer de la crainte par la détermination et surtout par sa démonstration (…) Ensemble, on cherche d’abord à dominer ses émotions avant toute tentative d’atteinte physique concrète. Les probabilités de blesser un policier sont somme toute faibles (…) La violence est domestiquée. Elle n’est jamais vécue comme un relâchement ou un pur défoulement incontrôlé. » (pages 68-69)
**** Or, nous dit avec force raison Romain Huët dans une interview livrée au Point, « en arriver à accepter la violence, c’est évidemment une déclaration d’impuissance, le signe d’une défaite du monde, un monde où l’on ne parvient plus à se parler ».
Le vertige de l’émeute – De la Zad aux Gilets jaunes, essai de Romain Huët, Paris, PUF, 2019, 176 pages, 14 €.