La guerre des pauvres, d’Éric Vuillard : Avalé d’une traite, avec un certain effroi face à la tristesse du sort réservé à celles et ceux qui se rebiffèrent contre l’ordre seigneurial établi, ce récit paru en début d’année a bien sûr une drôle de résonnance au vu des évènements qui se déroulent en France depuis le 17 novembre 2018.
« Il ordonna au comte de Mansfeld de “s’humilier devant les petits”. C’est qu’il n’avait jamais entendu ça, le comte ! Müntzer déclare que les oiseaux vont déchirer la chair des princes. C’est une citation du Testament.
Il signe ses lettres : Müntzer armé du glaive de Gédéon. Il déraille. Il se croit inspiré. Il l’est. Il est inspiré par les feuilles vertes, le crottin, la vérole, les nuages, par la grande fourmilière des villes, par ses idées de libération (…).
C’est en essayant d’organiser la révolte en Thuringe, à Allstedt, que Müntzer se détacha des autres prédicateurs. Le fond devint social, enragé. La frange huppée de ses sympathies se mit à prendre peur. Il parlait d’un monde sans privilèges, sans propriété, sans État. Il excitait avec force contre l’oppression. Il appelait Luther “la chair qui mène molle vie à Wittenberg”. Il disait : “Ce sont les seigneurs eux-mêmes qui font que le pauvre homme est leur ennemi. S’ils ne veulent pas supprimer les causes de l’émeute, comment cela pourrait-il s’arranger à la longue ? Ah ! Chers sires, qu’il sera beau de voir le Seigneur frapper parmi les vieux pots avec une verge de fer ! Dès que je dis cela, je suis un rebelle. Allons-y !” Et il y alla. » (pp. 44-45-46)
La guerre des pauvres, donc, relate quelques soulèvements, du côté de Londres (avec John Wyclif) ou en Bohême et en Saxe, 2 siècles plus tard avec Thomas Müntzer qui « sortit de son trou, en 1520, lorsqu’il fut nommé prédicateur à Zwickau » (page 10). Si les manants, se regroupant, parviennent à décapiter par-ci par-là un archevêque, à brûler quelques châteaux, à terrasser lors de batailles rangées inégales quelques chevaliers cuirassés, « se saisissant brusquement d’un brassard, d’une jambière, de n’importe quoi, et tirant en tous sens jusqu’à ce que l’homme tombe et qu’on le crève » (pages 63 et 64), les pouvoirs en place, supérieurement armés et organisés, parviennent au bout de quelques temps à écraser la rébellion – dans des bains de sang, pas de quartier pour les gueux alors exterminés par milliers.
Ces soubresauts de contestation désespérée sont le terreau des mouvement sociaux d’aujourd’hui. Éric Vuillard a le talent d’en montrer les aspects épiques, fracassants, malhabiles, presque cocasses et le génie de considérer qu’ils ne sont pas vains, mais souhaitables s’ils aboutissent à une société plus sobre et moins inégalitaire.
On notera, avec ce ravissement mêlé d’effroi qui accompagne la contemplation de notre civilisation crépusculaire au bord de l’implosion, que ce récit concis des révoltes oubliées est publié par Françoise Nyssen, directrice de la maison d’édition Actes Sud, et en même temps, ministre de la Culture, désignée par Édouard Philippe le 21 juin 2017 (remplacée, lors du remaniement du 16 octobre 2018, par Franck Riester).
Paysans agressant un chevalier dans une miniature du XVe siècle (Bibliothèque nationale de Paris)
La guerre des pauvres, d’Éric Vuillard, Actes Sud, Arles, janvier 2019, 80 pages, 8,50 €.