Les lisières, d’Olivier Adam

Les lisières, d’Olivier Adam : un roman sur la littérature, la politique, la vie de famille et les différends qui prospèrent dans ces écosystèmes.

« Nous sommes entrés dans la résidence pour personnes âgées qui se proposait d’accueillir mes parents au moment même où secrètement je militais en faveur d’une interdiction de vote pour les plus de soixante-dix ans. »* (p. 138)

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Ça se passe au début des années 2010. Après une enfance enfouie dans l’oubli et une adolescence tourmentée d’anorexique romantique fasciné par la mort, Paul Steiner, le narrateur, est devenu écrivain (mais de gauche) et vit désormais au bord de la mer, quelque part en Bretagne. Il est issu d’une famille ouvrière de la périphérie parisienne. Il vient de se séparer de sa femme Sarah (qu’il aime encore). Ses enfants, Clément et Manon, l’aînée, lui manquent terriblement. Son frère, vétérinaire, soutient l’UMP. Leur père, dont les idées virent également à droite toute, envisage de vendre leur maison de banlieue pour emménager dans une résidence pour seniors. Leur mère, usée par une vie de labeur, perd la boule et l’équilibre. Luttant contre la dépression (qu’il appelle « la Maladie »), contre les démons de l’alcool auxquels il cède en général après une résistance plus ou moins vaine et factice, contre un sentiment d’être en permanence à côté du réel, contre les idées d’extrême droite qui empuantissent l’atmosphère que tout le monde respire, Paul Steiner se fait le héraut d’une société désorientée, qui vit dans des environnements moches, qui s’est bâtie en périphérie, entre ombres et lumières, aux lisières.

« J’ai repensé à la phrase de mon père “On est plus chez nous”. Un peu plus tôt, à la radio, j’avais entendu un des sbires du Président, un ministre de la République, affirmer à peu près la même chose. Qu’est-ce que cela pouvait bien signifier, je n’en savais rien, de quoi parlaient-ils, de quel “chez-nous” ? De quel pays rance, moisi, clos sur lui-même ? Et qui pouvait bien avoir envie d’y vivre, à part eux-mêmes et les vieux regrettant leur jeunesse ? » (p. 147)

Revenir dans les quartiers de son enfance et de son adolescence, à V., se rapprocher dans la mesure où c’est encore possible, de ses parents vieillissants, revoir des copains-copines du collège, d’avant (qui ont suivi les rails tout tracés de la reproduction sociale théorisée par Pierre Bourdieu), exhumer des secrets du passé est ainsi une expérience compliquée pour Paul.

« J’écrivais pour me tenir en vie, pour ne pas chuter. J’écrivais parce que c’était la seule manière que j’avais trouvée d’habiter le monde. Mais je n’avais jamais pensé aux lecteurs. Je m’en tenais à l’idée que la beauté, la vérité, la justesse, ne pouvaient abîmer quoi que ce soit. Je n’étais pas certain de les atteindre un jour mais il me semblait que même de simples bribes ne pourraient que donner de la force, c’était du moins l’expérience que j’en avais. Les livres, la musique, les films, si déprimants qu’ils soient en apparence, me transcendaient, me tiraient vers le haut, m’incitaient à la vigilance, me commandaient de me tenir vivant, debout, les yeux et les sens grands ouverts. Ils agissaient comme des électrochocs me sortant du sommeil qui nous guette tous, du vide-poches dans lequel menace de se loger notre vie si on n’y prend pas garde. » (p. 364)

Les lisières d’Olivier Adam est écrit sous Nicolas Sarkozy, alors que la crainte que « la Blonde » s’empare du pouvoir et que les débats (pestilentiels) sur l’identité nationale font rage, alors que les populations des banlieues commencent à penser que la carotte de l’ascension sociale est décidément un mythe trompeur. Sa (re-)lecture en mai 2024 (après le mouvement, écrasé dans le sang et les lacrymos, des Gilets jaunes où les populations laborieuses des zones délaissées étaient surreprésentées, après l’élection à l’Assemblée nationale de 89 député·es issu·es du parti de « la Blonde », après la remise en question du droit du sol à Mayotte, alors que des sondages** en vue des élections européennes créditent de 30 % d’intention de vote le parti de « la Blonde », et alors que les idées d’extrême droite bénéficient d’un soutien considérable via des classes politiques complaisantes et des médias comme CNews, BFM TV, RMC, LCI, Europe 1, le JDD, etc.), sa (re-)lecture, donc, prend une saveur étrange dans cette France qui, douze ans plus tard, n’en finit pas de patauger dans les marigots de l’islamophobie et de la peur de l’autre.

« — Je déteste la politique, m’avait dit un jour ma mère. Ça sépare les gens (…).

Elle avait dit ça comme si finalement tout ça ne la concernait en aucune manière, comme s’il s’était agi de supporter telle ou telle équipe, le PSG contre l’OM, Lyon contre Saint-Étienne, les Celtics contre les Rangers, l’Inter contre l’AC. Comme si elle-même, petite employée, femme d’ouvrier, fille, petite-fille, arrière-petite-fille de prolétaires, dans le camp des dominés depuis des générations, ne voyait pas du tout en quoi les décisions prises en hautes sphères, les débats qui agitaient la rue et l’Assemblée nationale pouvaient s’appliquer à sa propre vie et à celle de ses enfants. Comme si la dureté de leur travail, leurs conditions de vie, l’impossibilité dans laquelle ils avaient été de faire des études, comme si le parcours de ses propres enfants, des copains de ses enfants, de ses neveux, de ses nièces, tout ça n’était pas politique. » (p. 483-484)

* Cette idée mériterait, sans vouloir sombrer dans l’âgisme, d’être explorée plus avant, in real life, à l’occasion de prochaines élections.

** On sait bien que les sondages ont en partie pour fonction de façonner les opinions. Néanmoins, certains chiffres font froid dans le dos.

Les lisières, roman d’Olivier Adam, Flammarion, Paris, 2012, « J’ai lu », 512 p., 7,90 €.

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