Parasites, essai de Nicolas Framont

Parasites : un brûlot (de gauche) de Nicolas Framont au sujet du ruissellement (qui défie les lois de l’apesanteur) et des accapareurs de richesses.

 

533x800_Parasites_Nicolas-FramontLe titre est frappeur. La démonstration est implacable. Les questions qui se posent, face à la présence de « parasites » sont : Est-ce que cette parasitose est une osmose ? Est-ce profitable aux parasites autant qu’aux corps hôtes qui les hébergent (pour ainsi dire à l’insu de leur plein gré) ? Assurément, la réponse est non, deux fois non. Ce brûlot du sociologue Nicolas Framont, par ailleurs rédacteur en chef du magazine Frustration – dont on vous conseille la lecture – s’appuie donc sur des chiffres, des enquêtes et des observations concrètes ainsi que sur des portraits d’hommes d’affaires, habitués d’ordinaire aux éloges onctueux dans les tribunes (de droite) des Échos ou de Challenges.

Qu’il s’agisse de Rodolphe Saadé, nouveau patron de la CMA-CGM (et coqueluche de la Macronie, qui aime tellement les milliardaires et qui est toujours prompte à se repaître du mythe [ici déboulonné] des génies de l’économie ou de la finance qui ne doivent leur fortune qu’à eux-mêmes, à leur clairvoyance et à leurs talents) ou de Patrice Pouyanné, actuel PDG de TotalEnergies, Nicolas Framont rappelle que leurs (indécentes) fortunes sont bâties sur la spoliation, sur la corruption, sur l’exploitation (ou l’utilisation) de ressources ultra-polluantes, sur « la mise en concurrence mondiale des travailleurs » (page 57), sur le siphonnage d’argent public vers les actionnaires du privé, et in fine sur une inflation des prix (non jugulée par l’État) qui pénalise les consommateurs·trices et contribuables que nous sommes.

Les icônes qu’on aurait tendance à glorifier (car seules les facettes glamour en sont présentées) sont ici dépeintes dans leur jus, peu ragoûtant. Nicolas Framont exhume ainsi propos et actes de ces grandes figures, telle que cette déclaration d’Édouard Leclerc, à la sortie du tribunal où il a été traîné après avoir giflé une syndicaliste de la CGT en février 1991 : « Je n’accepterai jamais que les marxistes qui ont détruit les deux tiers de l’Europe puissent rendre justice dans ce pays qui est la France. En ce qui me concerne, je préfère mille fois Le Pen que le marxisme et son expression économique : le communisme. » (p. 182, chap. « Symptômes »)

Et depuis des années, les gouvernements successifs (pour qui le bien commun n’est plus une priorité tangible pas plus qu’ils ne se soucient réellement du réchauffement climatique ni des dérèglements difficilement imaginables qui s’en suivront) ont pour projet politique de satisfaire ces gens-là. « La réforme de l’ISF et de la fiscalité du capital n’est que l’étape la plus marquante d’une longue entreprise d’adaptation de notre législation aux désirs d’accumulation de la classe bourgeoise. » (p. 68, chap. « Anatomie ») Le travail est lui aussi ciblé dans cette continuité pour « faire en sorte que le patronat puisse licencier plus aisément, traiter ses salariés comme il le souhaite et les payer moins, ou les faire travailler davantage à moindre coût. » (p. 68-69, idem)

La société toute entière est donc atteinte par ces agressions parasitaires qui dégradent le biotope et, dans le même élan, les conditions de travail (et de vie) des classes prolétaires. La vision bourgeoise capitaliste, hégémonique, mondialisée, a imprégné nos modes de pensée, occultant des pans entiers de la culture populaire.

« Pour lui [l'historien Howard Zinn, auteur d'une monumentale et incontournable Histoire populaire des États-Unis*], cette histoire focalisée sur les dominants est un outil de propagande idéologique qui sert à justifier la permanence du pouvoir de la classe dirigeante sur nos vies, la nécessité de laisser de “grands hommes” régenter notre quotidien. Et surtout, cette histoire-là gomme progressivement les actes de résistance, les alliances (par exemple entre Blancs pauvres, Amérindiens et Noirs aux États-Unis), le vécu, la beauté et les espoirs des classes subalternes. » (p. 109, chap. « Toxicité »)

Sans surprise, la petite bourgeoisie collabore à cette emprise parasitaire – en y adjoignant bien souvent des adjuvants identitaires ou poujadistes.

« La bourgeoisie est donc un parasite qui se nourrit de notre travail, de nos impôts, de notre vie politique, de nos besoins et de nos rêves (…) Mais elle génère aussi un bruit parasite, celui de son idéologie qui recouvre tout, qui nous empêche de penser clairement tant nous sommes soumis aux injonctions au bonheur et au maintien d’un niveau de consommation compatible avec les exigences du capitalisme. L’aspect le plus pervers de ce bruit parasite reste cependant l’emprise du capitalisme sur la manière dont nous nous percevons nous-mêmes : nous nous voyons désormais à travers le regard que la classe dominante pose sur nous.

Dans ce processus, la sous-bourgeoisie joue un rôle déterminant. C’est cette sous-classe qui nous intoxique pour le compte de ses maîtres. Il y aurait un chaînon manquant si nous ne prenions pas en compte l’existence de la petite bourgeoisie à l’échelle locale, revendiquant son appartenance au monde réel, voire au terroir, mais avant tout porte-voix pour l’idéologie dominante. » (p. 143-144, chap. « Toxicité »)

Comment s’en sortir ? se demandera-t-on, inquiet·ète, face à l’ampleur du problème et devant l’étendue de la défaite que les classes populaires enregistrent. Car la classe bourgeoise semble disposer de tous les atouts – et ça ne date pas d’hier : les institutions, les médias, le débat politique et médiatique établi avec ses règles et à sa convenance, la force policière, l’influence culturelle, la prédominance idéologique, l’habitude de contraindre les populations qui acceptent leur sort persuadées qu’elles le sont qu’il n’y a pas d’alternative, l’hégémonie du narratif, la puissance financière et économique…

« Ouvrir un marché à la concurrence passe nécessairement par cette précarisation et dévalorisation du travail : il faut que les capitalistes aient envie d’investir et pour cela, ils ont besoin d’un salariat au rabais comme produit d’appel.

Ce que la bourgeoisie conçoit comme progrès économique est donc en premier lieu un recul du sens au travail et des conditions de celui-ci. Les héros de la bourgeoisie sont toujours et d’abord des gens violents envers les travailleurs, c’est même à ça qu’on les reconnaît. Henri Ford avait mis en place dans ses usines le Ford Service Department, une police privée comptant 2000 à 3000 hommes , notamment des anciens policiers, ex-sportifs et surtout des repris de justice, libérés sur parole. Le chef de cette Stasi interne siégeait à la commission des prisons de l’État du Michigan et pouvait donc sélectionner les prisonniers selon ses besoins. La violence déployée était inouïe et particulièrement fourbe : cette police était composée de gros bras, mais aussi de mouchards chargés de rapporter tout propos de nature syndicale à la direction. » (p. 180-1, chapitre « Symptômes »)

Alors quoi ? les pistes sont ténues. Mais elles se dessinent : sabotage, démission (si c’est possible, pour retrouver une activité qui revêt du sens), s’appliquer à respecter et faire respecter le droit du travail censé garantir tout de même de quelques abus, exécration des bullshits jobs tels que théorisés par l’anthropologue anarchiste américain David Graeber (1961-2020), acceptation du rapport de force qui seul permet de ne pas laisser le champ libre à une spoliation totale (et refus du dialogue social lorsque les dés sont éhontément pipés), fuir les organisations trop verticales et développer les liens horizontaux, explorer les vertus de la sororité et retrouver la fierté d’une véritable affirmation de soi dans le sillage par exemple des mouvements émancipateurs LGBTQIA+, etc.

Bref à toutes celles, tous ceux et tous les autres qui sentent plus ou moins confusément que notre société a besoin de se secouer sérieusement les puces, nous ne saurions trop recommander la lecture, instructive et motivante de ce libérateur Parasites de Nicolas Framont paru aux éditions Les Liens qui Libèrent.

* Pour ce qui est de l’histoire de la culture populaire française, Nicolas Framont recommande de se pencher sur l’œuvre de Michelle Zancarini-Fournel La lutte et les rêves parue aux éditions La Découverte en 2016.

Parasites, essai de Nicolas Framont, éditions Les Liens qui Libèrent, Paris, février 2024, coll. « Poche + », 9,90 €

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