Rennes no(ir) futur, un excellent recueil de nouvelles noires, sur le futur à Rennes, comme son titre l’indique, traversées d’angoisses existentielles et de spéculations universelles.
Vue panoramique sur cette Rennes de 2030 imaginée par le gratin de la littérature noire locale.
Initiale de patronyme aidant, Isabelle Amonou (présente à la première édition de Shifumi, le petit salon des éditeurs rennais à l’Hôtel-Dieu) ouvre le bal avec « Reconstruire », une histoire de retrouvailles amoureuses dans une ville de Rennes défigurée par les ouragans, submergée par la Vilaine et où la jeunesse, livrée à elle-même, sème la terreur. Terreau fertile pour le mélodrame donc.
« Utopie vaudoue », savante dystopie de Claude Bathany, met en scène une bande de chercheurs·euses un brin potache (en sciences génétiques et en informatique) qui a mis au point un système redoutable permettant de manipuler les masses avec une précision diabolique. Cette nouvelle sera non seulement l’occasion de s’informer sur la dysesthésie* et sur la cénesthésie**, mais aussi de s’inquiéter des dérives d’une Intelligence artificielle hors de contrôle, y compris de ses propres inventeurs et développeurs. Les progrès d’une cyber-médecine expérimentale au service de la mise en péril de l’humanité ?
Thierry Bourcy, par ailleurs réalisateur, scénariste et/ou producteur de courts et longs métrages (présent lui aussi à Shifumi le 18 octobre), explore dans « Prédiction » les rives des étangs d’Apigné et les conséquences d’une société où les relations sexuelles dépendent de robots finement programmés et où les lieux des crimes sont sus à l’avance. Dans ce monde morne où, on s’en doute, les histoires d’amour auront du mal à ne serait-ce que démarrer, tout n’est néanmoins pas complètement prévisible – et surtout pas le pire.
Contrepied total de l’actuelle Macronie, « And who hears animals cry ? » de Nathalie Burel extrapole un futur où règne un parti écolo-totalitaire pareillement consternant, Vert Avenir. Les nouvelles règles sont drastiques, dignes de feue la RDA ; les carrés de tissus remplacent obligatoirement le PQ en papier ; les délateurs rôdent et les suspicions quant à celles et ceux qui ne suivraient pas à la lettre les diktats verts sont permanentes. Certains rares et timorés dissidents, nostalgiques des temps anciens (c’est-à-dire notre actuelle époque) continuent envers et contre tout de rêver « d’une boîte de nouilles chinoises lyophilisées » ou de fourchettes en plastique jetables à usage unique. On notera, avec un amusement amer, cette prémonition de Nathalie Burel, quant aux réunions en petits comités toujours préférables (la fameuse règle des 6, y compris dans les cercles privés, suggérée par Emmanuel Macron lors de son allocution du 14 octobre 2020 en vue de vaincre définitivement le virus) : « On ne peut faire confiance à personne. On a gardé cet enseignement des pays de l’Est, à partir de six personnes dans une pièce, il y a forcément un délateur. » (p. 86)
« Track© » de Danü Danquigny nous immerge dans une Rennes transformée en sombre arène. Le temps d’un jeu interactif entre citoyen·nes rivé·es à leurs écrans, chasseurs suréquipés et pourchassés vulnérables, l’émission Track© produite par EndémiK© explose l’audimat en direct – ainsi que toute forme de morale. La chasse à l’homme suivie sans vergogne par les téléspectateurs remise ses ancêtres Loft Story, Koh-Lanta ou L’Île de la Tentation, au rang d’aimables et très vertueux divertissements.
« Germaine Petrograd » de Benjamin Dierstein déroule une vision apocalyptique de la société à venir. Désormais, les animaux s’expriment, parlent, voire copulent avec les humains, les coqs combattent, les clones errent, les boutiques interlopes se multiplient et les tribulations de Freddie, sur les traces d’une truie en goguette aussi chaude qu’affranchie, dans une Rennes découpée en quartiers livrés à des factions opposées, ne manquent pas de piquant.
« RoazhonCop » de Thomas Geha, illustre avec une certaine candeur les dérives d’une police dont les enquêtes seraient, d’une manière aussi nulle que terrifiante, menées par des machines. On notera qu’il n’est nul besoin d’être en 2030 pour observer d’ores et déjà des pratiques policières dont les citoyens lambdas innocents sont les premiers à faire les frais.
« Bête devis eyes » de Stéphane Grangier creuse à la truelle le filon d’une Rennes aux mains de promoteurs immobiliers véreux obnubilés par l’appât du gain et dépourvus de tout scrupule. On se demande où il a pu dénicher pareille idée.
Avec « Deux Mille Trans » d’Arnaud Ladagnous, on plonge dans le stupre et la fornication grâce à un gros arrivage de DynaMiTe 3.0, une drogue de synthèse qui va déferler sur l’édition 2030 de l’événement musical planétaire piloté par « Papy Brossard ». Menée par une flic ex-fan des Sex Pistols et de dope, l’enquête sur les traces de cette DMT puissamment psychédélique va, on s’en délecte, assez vite déraper.
Nouvelle glaçante qui laissera sur leur faim les amateurs d’horticulture, « Rose rouge » de Stéphane Miller raconte la descente aux enfers de Réka et Vicky, prostituées roumaines cloîtrées dans un sordide lupanar de la zone industrielle sud-ouest de Rennes tenu par une Mama maquerelle venue elle aussi des environs de Bucarest. Rude.
Avec « Gibiers de potence » de Frédéric Paulin, on accompagne deux flics, Kafka et Paris, affectés à une maigre brigade folklorique qui consacre son temps à veiller à ce que les interdictions de consommer de la viande sur le territoire de la métropole rennaise soient respectées. Une opération de routine, qui dégénère suite à une « suspicion de barbecue dans le centre-ville », va les conduire jusqu’au bout d’eux-mêmes. Nouvelle saignante, à déconseiller aux âmes sensibles et aux foies fragiles qui sortiraient de table.
La diabolique madame Barbie est l’héroïne perverse de « Ménage de printemps » d’Élodie Roux-Guyomard, nouvelle cathartique écrite, durant le confinement, à la première personne du singulier pour mieux nous, nous autres lecteurs·trices avides de sensations étranges, mettre dans la peau du personnage. Madame Barbie dispose d’un appartement sur le quai Chateaubriand, où, pour échapper aux épidémies qui ont marqué la décennie, elle vit recluse, « ascète des temps modernes, en guerre froide contre un monde auquel [elle a] définitivement fermé sa porte » (p. 242). Quand Clara, sa fille, vient y toquer, à sa porte, elle ignore qu’elle met les pieds en terrain miné !
« Ravages » de Christophe Semont nous projette dans une Rennes épicentre de l’apocalypse. Face au mystérieux cataclysme né place Sainte-Anne durant des travaux relatifs au métro, le gouvernement, jamais à court d’idées coercitives, va proposer de boucler la ville. Les survivants, emmurés vivants, n’auront guère d’issues heureuses. Terrifiant de noirceur.
Dans « Au-dehors », Erik Wietzel imagine (sur une idée de Florence Cartry) une épidémie qui se répand à l’intérieur des habitations : y rester, c’est « prendre le risque d’une mort vraiment moche » (p. 283), si bien que tout le monde est poussé à sortir de chez soi et contraint de ne pas y retourner… sous peine d’y rester… Ode, presque poétique, au nomadisme forcé pour conclure ce copieux recueil, que les Rennais·es (et les autres) auront bien raison de s’arracher.
* La dysesthésie est une diminution, ou une exagération, de la sensibilité.
** La cénesthésie est le sentiment, plus ou moins vague et diffus, que nous avons de notre corps, de notre propre être.