La Fièvre : un roman réussi d’Aude Lancelin

La Fièvre : un roman réussi d’Aude Lancelin, aux éditions Les Liens qui Libèrent, pour revivre l’épopée fabuleuse et tragique, des Gilets jaunes.

 

533x800_Aude-LancelinLe mouvement de colère sociale des Gilets jaunes est né en novembre 2018 sous l’impulsion de leaders comme Éric Drouet – qui vient précisément de se déclarer candidat aux élections présidentielles de 2022 sur la WebTV d’Aude Lancelin, Quartier Général –, Priscilla Ludosky, Jérôme Rodrigues (éborgné place de la Bastille le 26 janvier 2019 lors de l’acte XI) ou Maxime Nicolle, dont le portrait, préfacé par Juan Branco, est paru en novembre 2019 aux éditions Au Diable Vauvert.
Il s’est heurté à une répression sanglante et sans quartier. À travers les personnages d’un prolétaire creusois (Yoann Defresne), d’un intellectuel de renom, Laurent Bourdin (dont les penchants pour la pornographie interrogent sur les vicissitudes existentielles de l’époque), ou d’un journaliste parisien pour Libération, Eliel Laurent, Aude Lancelin retrace cette nouvelle épopée populaire. La fiction, les opinions politiques et le documentaire authentique ici se mêlent, sans s’emmêler, mais bien plutôt pour démêler les ficelles salement entortillées de notre époque portée au tumulte, à la contestation et à la coercition tous azimuts.

« Le mouvement, écrit Aude Lancelin à propos de Yoann, le héros de La Fièvre, avait apporté une puissante diversion à son isolement, et bien davantage encore. Le déploiement de son esprit, stoppé net par les horaires de travail harassant dès la sortie du lycée technique, s’était récemment remis en marche avec les joutes collectives, et les découvertes quotidiennes qu’il faisait sur le web. Maintenant, le fils de paysans creusois avançait à pas de géant dans le dévoilement du monde. La prédation capitaliste, les avancées de la Chine face à une France en train de solder tous ses biens publics, l’obtention de la Sécurité sociales à l’époque où les Russes faisaient encore trembler le bourgeois, le saccage de la nature entière, les élus à la solde des lobbies bruxellois et des banques, le déterminisme scolaire qui avait définitivement banni les fils de prolétaires des écoles de l’élite, tout était en train de s’emboîter méthodiquement dans sa tête. Hier encore, le monde était dur, et indéchiffrable. Il offrait aujourd’hui pour Yoann un visage plus féroce encore, mais également plus lisible, révélant son affreuse logique. Il offrait une prise. » (p. 55)

On comprend bien comment les dures conditions de vie de la France dite périphérique, combinées à l’aussi insupportable qu’arrogante politique menée par Emmanuel Macron conduisent fatalement à une explosion du courroux chez « ceux qui ne sont rien » (cf. discours du président du 2 juillet 2017 tenu lors de l’inauguration de Station F, le plus grand incubateur de start-ups au monde).

« Par un processus émeutier dont nul n’aurait pu donner aisément la formule, le problème de la taxe sur les carburants s’était précipité en problème Macron (…) La haine qu’il suscitait, lui qui n’était après tout qu’un des nombreux garçons d’étage du capital, était devenue fabuleuse. Elle débordait de toutes les bouches mal soignées, mal nourries, d’un pays où les patrimoines des nouveaux grands voyaient leurs dividendes s’accroître sans mesure depuis déjà des années. » (p. 61-62)

On comprend bien aussi, en filigrane, que la répression médiatique, policière et judiciaire est une réponse imparfaite (pour ne pas dire une insulte grossière) faite aux revendications portées par le peuple. Cette réponse (une fin de non-recevoir en quelque sorte), qui pousse au désespoir ou à la résignation, qui se traduit par des peines de prison, des interdictions de manifester, des mutilations, révèle surtout la structure féodale, quasi seigneuriale de la société voulue par Macron et consorts. Aude Lancelin en tout cas en décrit les ressorts.

« C’était cela, la force secrète des grenades lacrymogènes : contraindre chacun à se recentrer sur un minuscule périmètre formé par ses propres poumons suffocants et ses yeux brûlants. Casser la puissance de la multitude en ramenant chacun à ses organes. » (p. 62) « Ils ont eu si peur qu’ils ont dû éborgner quelques tigres pour que ceux-ci reviennent dans leurs cages. » (p. 104)

« Y avait-il aussi quelque part dans un recoin de la tête de ces grands bourgeois, à la fois veules et durs, l’idée que les humeurs du peuple ne pouvaient de toute façon se régler que par quelques saignées occasionnelles ? Et que donc les raclées du samedi, les corps matraqués, les membres arrachés, tout cela était somme toute une saine pédagogie sur le long terme ? Ce n’est pas impossible. » (p. 125)

Reste à savoir si les Français·es sauront se satisfaire longtemps du statut de serfs corvéables, taxables, bastonnables ou emprisonnables à merci qui leur aura été accordé. Ça, ce bon roman ne le dit pas. L’Histoire, avec ses soubresauts, ses convulsions, ses larmes, ses escarres et ses liesses reste à écrire.

La Fièvre, roman d’Aude Lancelin, éditions Les Liens qui Libèrent, septembre 2020, 288 pages, 20 €.

 

 

 

 

 

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