Vîrus VS Rictus : les soliloques de la plume

Début avril le rappeur Vîrus sortait un livre-disque; reprise et réédition des Soliloques du pauvre de Jehan-Rictus. L’occasion de quelques questions autour de ce projet aussi littéraire que révolté.

Avec une préface de Benoit Dufau, doctorant stylistique à l’université Paris-IV Sorbonne, co-organisateur du séminaire « La Plume & le bitume » et la participation de Jean-Claude Dreyfus ainsi que du peintre La Rouille, cette réédition est l’occasion de (re)découvrir 120 ans après le texte de Jehan-Rictus. 120 ans plus tard, peut-être sans hasard, dans le rap français; la parole à Vîrus.

 

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■ Pourquoi ce texte ? pourquoi ce choix ? Quelle a été ta rencontre (marquante) avec ce texte ?

Je crois pas qu’il s’agisse d’un choix déjà, je n’ai pas hésité entre Jehan-Rictus et un autre. Quoiqu’au départ, j’étais parti pour adapter aussi du Gaston Couté, le versant plus rural de la langue populaire de cette époque. Je me retrouvais bien dans le mix rurbain des deux mais au final, je me suis concentré essentiellement sur Rictus. Même si j’abandonne pas complètement l’idée d’un ou deux trucs sur Couté. Pourquoi sinon, bah tout simplement parce que ça m’a parlé dans la forme et dans le profond. La nervosité et l’actualité du texte, sa rythmique, la singularité de la langue tordue… Enfin bref, tout m’a parlé.

Est-ce que tu as une explication quant au manque de notoriété/reconnaissance de ce texte dans l’histoire de la poésie française ?

Certains ont avancé des hypothèses comme quoi l’entorse ne pouvait pas devenir la règle, déjà. C’est-à-dire que mettre en reconnaissance une telle langue, une telle corruption de la langue c’est sympa, c’est folklorique mais on va pas en faire un chantre de la poésie non plus hein ! Mais ça ne peut pas tenir qu’à ça puisque Bruant ou Richepin, par exemple, ont eu bien plus de reconnaissance en utilisant ce même langage. L’autre hypothèse et qui me semble la plus vraisemblable, c’est que ce Pauvre-là avait vraiment connu la misère, la vraie. Et ça j’imagine que ça devait être gênant dans les cercles littéraires de l’époque. Plein de gens super cultivés, de rentiers, de bien-nés. Lui, a une street-crédibilité incontestable, il a connu la rue, la vraie, il sait qu’un pavé avant d’être un symbole de révolte à jeter à la gueule de l’autorité, c’est d’abord froid et dur quand on y pose son cul. Au même titre que dans le rap, d’ailleurs, aujourd’hui, ça peut gêner. On aime bien la violence mise en mots mais pour le style seulement. Quand c’est trop réel, ça gêne.

 

« garder son essence de départ »

 

Le format du livre-disque t’est apparu assez rapidement ? S’agissait-il d’être plus complet vis-à-vis du texte et de l’univers de Jehan-Rictus ?

Assez vite oui. Déjà, parce que le projet demande à être enrichi. Se le prendre comme ça brut, c’est risquer de passer à côté de pas mal de subtilités ou de passer à côté tout court. Ne serait-ce que pour les termes employés, il me paraissait indispensable d’y faire figurer un lexique par exemple. Ensuite, j’aime bien ce format hybride, j’aimais bien l’idée de sortir notre prochain skeud en librairie. Et surtout parce qu’à la base, c’est un bouquin et qu’il s’agissait là de l’adapter donc de garder son essence de départ au maximum.

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À propos des collaborations, La Rouille nous a donné quelques éléments de réponse sur l’illustration de l’ouvrage, mais du côté de Jean-Claude Dreyfus qu’en est-il ?

Les deux ont fourni un travail de titan. Ce qu’ils amènent, chacun à leur façon, dans leur discipline, joue beaucoup sur l’aspect complet du rendu justement. Jean-Claude Dreyfus connait bien Rictus. Il avait déjà monté un spectacle autour des Soliloques du pauvre et de Cœur populaire (son deuxième recueil complètement fou) et quand on s’est rencontrés… bah disons, que Rictus crée du lien parmi ceux qui ont pu être « piqués » je pense. On y vient et, surtout, on n’y reste pas par hasard. Ensuite, c’est l’humain.

 

« c’est le projet pour lequel j’ai fourni le plus de taff »

 

Quel a été le travail d’adaptation le plus important ? Arriver à rendre le texte plus compréhensible en 2017 ? Lui donner un autre rythme pour rapper ? Et surtout comment les textes ont-ils été choisis ?

Tout ce que tu soulignes a été important. Mais surtout, le plus dur a été de respecter l’homme. L’œuvre, c’est une chose. L’homme en est une autre. Et quand on se penche un peu sur sa personne, sa personnalité, on se doit, comme lui d’être pointilleux, pointu. Ça relève de l’orfèvrerie. Il fallait respecter sa torture. Au départ, je pensais, que partant de textes qui sont pas les miens, ce serait plus simple, plus rapide même que d’habitude. Mais en réalité, c’est le projet pour lequel j’ai fourni le plus de taff… Pour lequel j’ai consacré le plus de temps. Et pas que moi, d’ailleurs. Parce qu’il fallait respecter un mort. Sinon, pour répondre à ta question, les textes, les passages, les idées même ont été choisis en fonction de ce qui irait le mieux dans ma bouche. La prononciation, le non-respect de certaines ponctuations par exemple a été ajusté à ma nature. Le plus important a, je pense, été de ne dénaturer ni l’un, ni l’autre.

Au final, le projet s’est construit sur combien de temps ?

C’est pas le temps de construction qui compte réellement, c’est le temps que tu consacres pas à autre chose. Parce qu’une fois que je suis dedans, j’en sors pas. Si tu bosses à ta maquette en allumettes tous les jours non-stop, c’est pas comme si tu y travaillais que les mercredis après-midi et les samedis matin. Et puis, est-ce que tu comptes le temps de gestation, ton temps de parcours qui te mène à ça ?

Dans le texte d’introduction au livre tu parles de poursuivre les volontés de Rictus (et non rendre un simple hommage) quand la préface parle d’incarner complètement les soliloques; tu vis déjà ton écriture, en général, comme un soliloque la plupart du temps ?

Même si le rendu ne met pas forcément en scène un homme qui se parle à lui-même, la construction du texte se fait souvent comme ça par contre. Si tu parviens à poser une caméra cachée sur un de mes temps d’écriture, tu verras que ça parle quand même beaucoup tout seul ! Mais en même temps, est-ce que le peintre devant son mur, il se parle pas à lui-même aussi ? Est-ce que le beatmaker s’est pas créé son propre langage ? Fait de sons ? L’aboutissement d’une création artistique, pour moi, c’est un gars qui s’est auto-parlé et qui a réussi à trouver des oreilles ou des yeux sans forcément s’adresser à eux au départ. Si tu as une cible autre que toi c’est que tu es cuit pour moi, c’est que tu n’es pas suffisamment intéressant. Ne te reste plus qu’à parler aux autres… Et à quémander du bruit dans les concerts…

Ce genre d’incarnation ne rend pas trop schizophrène ?

Pas plus que d’habitude nan. Ça me permet juste de porter mes idées avec les mots d’un autre.

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« il n’y a pas plus engagé qu’un résigné ! »

 

Le livre publie une lettre de Jehan-Rictus envoyé à Léon Bloy (auteur et polémiste, 1846-1917)
« Mais je ne cherche pas autre chose que de provoquer l’horreur
et la terreur. Alors, ici, mon but est atteint et il importait que les
Bourgeois se doutassent des douleurs qu’ils causent, des crimes que
leur égoïsme étouffe, du sort épouvantable qu’ils font aux Inconnus
qu’ils écrasent ; et comment l’aurais-je fait sans employer les mots
mêmes des écrasés, voyons ? »
Le parallèle avec certaines voies du rap français devrait paraître évident. Finalement le saut d’un siècle a-t-il tant changé ces rapports pour peu qu’on porte un message politique/politisé ? Voire n’est-il pas pire dans les écarts de monde néo-libéral qui n’en finit plus de bouffer toutes les ressources sans les partager ?

Pour moi il n’y a pas plus engagé qu’un résigné ! Rictus lui, ne t’en met pas des tartines politiques ou historiques ou j’sais pas quoi. Il parle de sa condition comme un témoignage, dans un certain contexte, dans son actualité et ça c’est très propre au rap aussi. Il pointe du doigt d’honneur ! Je me méfie bien plus d’un artiste soi-disant engagé dans les propos, que d’un artiste engagé par son positionnement. Et les voies d’aujourd’hui s’incrustent dans les mêmes fonctionnements, les mêmes schémas. Rien n’a changé à part le progrès ! Le cycle se poursuit depuis bien avant Rictus même, on ne fait que le moderniser au fil du temps mais le rapport fort/faible demeure et demeurera toujours, sinon ce serait pas marrant (pour eux).

Dans les sources est cité La Part commune, maison d’édition rennaise; Les Soliloques du pauvre ont été édités plusieurs fois; y a-t-il une de ces versions que tu préfères, et une que tu conseillerais à quelqu’un qui ne l’a jamais lu ?

Bah justement l’édition de Christian Tanguy éditée par La Part Commune, les Poésies complètes, c’est une mine d’or, la version la plus riche et pointue. Ce monsieur est, pour moi, LE spécialiste de Rictus ! Il a un rôle important dans la construction de ce projet… Sinon l’édition critique de Denis Delaplace qui propose aussi des variantes mais surtout un lexique très très riche ! Le travail de ces 2 personnes m’a vraiment poussé à pousser. Après, pour commencer, y’a l’édition de poche du Diable Vauvert qui est une bonne porte d’entrée. Celle que j’ai empruntée.

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Sur scène, le projet va se présenter comment ? Y aura-t-il un travail visuel, une scénographie ?

De la manière la plus simple, je pense. Pour le concert de lancement à la Maison de la Poésie, on a tenté différents trucs pendant la préparation, un fond de scène, des accessoires, etc. Mais on en revient au plus simple, au plus brut, comme d’hab’ en fait ! Les mots sont déjà chargés d’accessoires, d’images, je suis pas sûr qu’il faille en rajouter. Après c’est en construction donc on va voir. Ce qui est sûr c’est qu’on va pas se pointer en haillons en essayant de jouer le clochard des ruelles de Paris du XIXe siècle. J’ai déjà vu ça, c’est ridicule. Le but, c’est que quelqu’un qui ne connaît ni Rictus, ni nous, ne sache pas vraiment quand il s’agit d’un texte à lui ou moi. A priori, sur la date de lancement, ça a fonctionné.

À la fin un large glossaire reprend bon nombre de termes d’argot ou vieillis; penses-tu que dans un siècle il existera la même chose pour le rap français des années 2000 ?

Ça existe déjà ça. Si c’est pas à proprement parler sur le rap, ça porte souvent des noms maladroits, des lexique des cités, des langages des jeunes ou autres titres à la con. Là, pour le coup, la langue en question, c’est ce qu’on pourrait appeler « le faubourien », c’est à peu près le même principe. Ça part pas d’un courant musical ou artistique, ça part d’une population. Après, bon courage à ceux qui tentent de figer justement ces langages-là, ils changent et évoluent tous les jours. Y’a pas plus »obsolescence programmée » qu’un dictionnaire d’argot ! Aujourd’hui, tu trouveras « boloss » ou des mots comme ça mais il est tellement rentré dans le langage courant, il est même utilisé par les « boloss » eux-mêmes ! qu’il risque de disparaître ou d’être remplacé. Plus que le langage utilisé dans le rap ou quoi, je trouve plus intéressant de s’intéresser à tel jargon dans tel coin, Montreuil, Grigny par exemple, ça bouillonne au niveau linguistique ! En Normandie aussi ou même n’importe où en France d’ailleurs, dans le Sud, le Nord, le Centre, il y a une richesse de langues, d’expressions qui rendent bien tristes un dictionnaire classique.

■ Ton dernier coup de cœur artistique ?

La Faim de Knut Hamsun. Suggéré par La rouille lors d’une de nos premières discussions. Le parallèle avec Rictus est soufflant. Ça part du réel donc c’est fort, très fort. A l’heure où je te parle, je suis dedans…

Les Soliloques du pauvre – Vîrus Jehan Rictus – Livre disque paru le 13 avril 2017 au Diable Vauvert – 80 pages – 20€

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