Les Harmonies Weirckmeister de Béla Tarr, une mélodie hongroise universelle et visionnaire.
Deuxième séance de rentrée pour le ciné-Tambour de l’université de Rennes 2, mercredi 23 septembre à partir de 18h30. Une double programmation sur le thème des transfigurations poétiques avec, pour commencer, L’harmonie de Blaise Harrison, documentaire sur l’orchestre d’un village français de montagne, puis, en seconde partie de soirée, Les Harmonies Werckmeister du réalisateur hongrois Béla Tarr, drame social universel et magistral, à découvrir d’urgence.
Inspiré du roman La mélancolie de la Résistance de Laszlo Krasznahorkai, le long-métrage Les Harmonies Werckmeister évoque l’errance poétique, politique, philosophique et destructrice de Janos Valushka (incarné par le trop rare Lars Rudolph), jeune postier halluciné perdu dans ses songes dans un village anonyme de la plaine hongroise, à une époque non identifiée. L’arrivée sur la place du marché d’un cirque itinérant composé d’un mystérieux prince aux pouvoirs malfaisants et d’une monstrueuse baleine-attraction au regard mystique, déclenchent chaos et obscurantisme. Dans ce climat insalubre de fin du monde, seul l’art métaphysique constitue pour Janos une planche de salut.
Âpre, rugueux, difficile d’accès au premier abord, le neuvième long-métrage de Béla Tarr avec ses sublimes plans-séquences qui s’étirent (entre une à dix minutes), ses errances brumeuses parfois cadrées de dos le long de rues sombres aux vitrines éventrées, ses gimmicks métaphoriques autour du personnage d’Ester (Peter Fritz) vieux mélomane en quête de l’harmonie du clavecin, pourraient perdre plus d’un spectateur en chemin. Mais, pour peu qu’on s’abandonne sur cette voie de traverse singulière, la poésie, le lyrisme, la mélancolie du propos retentissent comme un véritable choc esthétique, humble et sensoriel, une expérience fulgurante et hypnotique propres aux œuvres uniques (Stalker de Andreï Tarkovski, Le Soleil de Alexandr Sokurov ou encore La Jetée de Chris Marker) qui balaient les certitudes cinématographiques accrochées à l’omniscience du scénario et au confort habituel du champ/contre-champs.
Noir et blanc expressionniste, maîtrise de la beauté formelle de la mise en scène, dialogues réduits à leur portion congrue, avec la précision d’un chef d’orchestre, Béla Tarr compose une partition humaniste qui allie simplicité et exigence sans tomber dans la démonstration de force. Le brouhaha de l’univers, le désenchantement du monde, l’horreur de la guerre fascisante (un travelling avant sur un vieillard émacié dans un hôpital saccagé en exprimera davantage sur la folie assassine des hommes que bien des œuvres consacrées au sujet) mais également le processus de création prennent ici tout leur sens. À l’image de la splendide scène d’introduction où une poignée de types avinés dans un bistrot tente de reproduire le mouvement des planètes, une cosmologie humaine vouée à l’échec dans cette société des pays de l’Est traversée par des pulsions meurtrières. À la fois chant d’amour et voyage au bout de la nuit, Les Harmonies Werckmeister préfigure la chute fatale d’un monde déliquescent au cœur du Cheval de Turin, pamphlet nietzschéen testamentaire de Béla Tarr. Depuis, le réalisateur a cessé de tourner. Et le pouvoir hongrois ne tourne plus très rond. Ne reste plus alors qu’à se couper du monde et se laisser foudroyer par les étranges mélopées de ces harmonies visionnaires.