Nous étions des géants – L’incroyable survie d’une famille juive de Lilliputiens, de Yehuda Koren et Eilat Negev : l’épopée d’une troupe d’artistes de petite taille qui va miraculeusement échapper à la Solution finale (en allemand : die Endlösung der Judenfrage).
Le destin est indéchiffrable. L’histoire nous le prouve régulièrement et celle en particulier de la famille Ovitz illustre ce thème de l’impénétrabilité des voies qu’emprunte la Providence. Les Ovitz vivent en Transylvanie, à Rozavlea, heureux et appréciés. Le patriarche de cette famille roumaine, très pieuse, de confession juive, Shimshon Eizik Ovitz, est un nain qui va faire fortune en tant que badchan, c’est-à-dire maître de cérémonie dans l’animation de fêtes religieuses telles que les mariages. Il meurt en 1923 d’une intoxication alimentaire – sa veuve Batia le rejoindra en 1930. Ils laissent derrière lui 10 enfants dont 7 nains, qui vont à leur tour épouser une carrière artistique et fonder une petite troupe réputée, prospère et solidaire – les 3 « grands » aidant les 7 « petits ».
« Batia Ovitz (…) savait qu’un nain est beaucoup plus démuni qu’un géant. La force de ses enfants résidait uniquement dans leur nombre. Sur son lit de mort, elle leur avait donné ce conseil :
“Restez ensemble envers et contre tout. Ne vous séparez jamais, veillez les uns sur les autres, vivez les uns pour les autres”. » (page 40)
Ce qui ressemble à un conte se transforme en film d’épouvante lorsque les lois antijuives se durcissent et qu’est lancée l’opération « Marguerite I ». La Hongrie et la Roumanie sont envahies par les Allemands et les régimes pro-nazis en place collaborent activement. Les rafles mènent des centaines de milliers de juifs – parmi lesquels les Ovitz –, d’abord parqués dans des ghettos, puis entassés dans des wagons à bestiaux, jusqu’aux camps de concentration et d’extermination disséminés sur le territoire du IIIᵉ Reich. Les Ovitz sont convoyés jusqu’à Auschwitz, où officie Josef Mengele, médecin-chef responsable de l’hygiène et de la sélection des nouveaux arrivants. Celui-ci, SS passionné de génétique, d’eugénisme et par les bizarreries dont la nature est capable, va « épargner » les Ovitz. S’ils échappent aux chambres à gaz et aux fours crématoires qui, nuit et jour, empuantissent le camp d’insupportables odeurs de chair humaine brûlée, ils sont néanmoins les objets de toutes sortes d’expériences menées par J. Mengele qui cherche à percer les mystères de l’hérédité et à prouver la supériorité morale et physique indubitable de la race aryenne sur les races dégénérées.
« Comme médecin de la SS et de la police à la Direction pour la race, Mengele fut appelé à s’occuper des expérimentations médicales dans les camps de concentration et put ainsi retrouver son mentor, Otmar Freiherr von Verschuer venait en effet de prendre la direction de l’institut Kaiser-Wilhelm d’anthropologie, de génétique humaine et d’eugénisme. L’un de ses sujets de recherche portait sur les jumeaux. Ses études de grande envergure, dans lesquelles il avait de plus en plus impliqué son disciple, avaient été considérablement ralenties par la guerre : on ne lui fournissait plus aucun cas à étudier. C’est pourquoi il proposa à Mengele de demander un poste de médecin à Auschwitz. Là, il aurait à sa disposition un stock illimité de cobayes humains. » (page 88)
« Il arriva à Birkenau le 30 mai [1943], le camp II, à trois kilomètres d’Auschwitz, ayant été bâti en février 1942 pour répondre à l’afflux de déportés. Il fut tout d’abord responsable des Tziganes (…) Il se fit bien vite remarqué par son acharnement, son ambition et sa cruauté. Sa première tâche au camp tzigane fut d’endiguer une épidémie de typhus qui avait déjà touché un tiers des femmes. Lorsque la contagion atteignit deux gardes SS, la direction ordonna des mesures très strictes. D’après la détenue Ella Lingens-Reiner, médecin viennois ayant été contrainte de travailler pour Mengele, sa méthode de lutte contre l’épidémie consista à expédier à la chambre à gaz toutes les occupantes d’un baraquement – soit quatre cent quatre-vingt-dix-huit personnes, essentiellement des Juives grecques – puis à faire désinfecter le bâtiment ainsi vidé. » (pages 88-89)
Parce qu’ils sont issus d’une famille de nains et nombreux à partager les mêmes gènes sans pour autant être toutes et tous atteints de nanisme, les Ovitz passeront ainsi entre les mailles serrées de la Solution finale. Installées à Haïfa après-guerre, Perla Ovitz, à 64 ans et sa sœur Elisabeth, à 71 ans, témoigneront contre leur bourreau en 1985 à Yad Vashem.
« Je regrettais que le docteur* Mengele ne soit pas présent à son procès. Je voulais le voir assis là jour et nuit pour écouter ce qu’il nous avait fait. Je lui aurais montré mes cicatrices et décrit mes maladies, je lui aurais parlé de mon cœur affaibli et de mes jambes qui ne me portaient plus. Je ne crois pas qu’il se serait excusé, mais si les juges m’avaient demandé s’il fallait le pendre, je leur aurais dit de le laisser partir. J’ai été sauvée par la grâce du diable – Dieu le jugera à sa juste mesure. » (page 258)
« Le cœur est le plus stupide des organes humains. Le docteur Mengele avait un cœur de pierre. Mais le mien est fait de chair et de sang. » (page 260)
* Perla Ovitz fait encore trop d’honneur en persistant à attribuer à l’un de ses bourreaux le titre de « docteur » puisque « en 1964, le tribunal administratif de Hesse et les universités de Francfort et Munich privèrent Mengele de ses deux titres de docteur en médecine et en anthropologie “en raison des crimes qu’il a[vait] commis en tant que médecin dans le camp de concentration d’Auschwitz”. » (page 257)
Nous étions des géants – L’incroyable survie d’une famille juive de Lilliputiens, de Yehuda Koren et Eilat Negev, traduit de l’allemand par Inès Lacroix-Pozzi et Dominique Laure Miermont – Éditions Payot & Rivages, Paris, 2005, coll. « Petite bibliothèque Payot », 2023, 304 p., 9,70 €