Le Voyage de Joenes, de Robert Sheckley : des tribulations pleines de fantaisies et de sagesse.
Quelle heureuse idée que cette réédition ! Cette initiative, pour laquelle on remerciera les éditions Goater (qui ont précédemment republié Oméga, initialement paru en 1962), m’aura permis de découvrir cet auteur américain (1928-2005) dont, comme nous l’apprend sa fiche Wikipédia, les ouvrages « sont souvent très drôles, et mettent en jeu des personnages se débattant pour survivre à des situations absurdes. » Le Voyage de Joenes, paru pour la première fois en 1962, est dans cette veine typique. Dans ce roman-chorale, plusieurs narrateurs qui ont plus ou moins connu Joenes ou auront entendu sa légende au gré des colportages, racontent et étoffent son odyssée. Comment il quitta son île du Pacifique Sud. Comment il découvrit les USA et les moult déboires qui s’ensuivirent… Dans cette critique corrosive et joyeuse de la société américaine à peine remise du maccarthysme, Robert Sheckley s’en prend au mythe des USA accueillants, de sa police bienveillante, de ses prisons modèles, de ses armées invincibles, de ses asiles, de ses universités et autres institutions dédiées au contrôle, au châtiment, à l’éducation ou à la rédemption de l’individu. Le Voyage de Joenes fricote ainsi avec le récit homérique à la sauce grecque ; a des accointances avec le genre initiatique façon Candide de notre Voltaire national (1694-1778) ; a des envolées légèrement hallucinées dignes de Philip K. Dick (1928-1982) comme lorsque le héros se promène dans le village utopique de Chorowait, aux confins des Adirondacks. Chorowait est un projet monté de toutes pièces par une équipe pédagogique ambitieuse subventionnée par le gouvernement ; la solidarité villageoise à Chorowait, fondatrice et nécessaire, trouve sa source dans l’existence d’une bête aussi redoutable que malveillante (conçue par cette même équipe de chercheurs pluridisciplinaire) face à laquelle la communauté est obligée, pour survivre, de rester soudée… Bref, on ne s’ennuie pas une seconde dans Le Voyage de Joenes, tribulations métaphoriques qui nous placent face au génie du genre humain et à son inventivité sans cesse renouvelée pour se mettre dans le pétrin, se sortir du bourbier, et recommencer sans se lasser, forgeant ainsi, au feu de cette persévérance vénérable, les mythes et légendes utiles aux générations suivantes.
Le Voyage de Joenes, de Robert Sheckley, traduction de l’anglais (USA) par Marcel Battin, revue et corrigée par Marie Koullen, coll. « Rechute », éd. Goater, Rennes, 2023, 264 p., 15 €, illustration de couverture par Leyho.