La Nuit tombée sur nos âmes : un roman de Frédéric Paulin qui prend aux tripes et remue quelques synapses qui sans cela auraient peut-être tendance à paresser.
Ça commence comme ces films où l’on se demande si les acteurs jouent bien, où l’on a un doute sur la pertinence de l’intrigue et du casting. Puis on est peu à peu saisi, puis in fine pétrifié.
Chrétien Wagenstein dit « Wag » est étudiant, en thèse, à Rennes. Il est amoureux de Nathalie, militante du milieu autonome. Après le sommet de Göteborg, en ce début d’été 2001, ils partent pour l’Italie afin d’apporter leurs voix et leur énergie au concert des protestations soulevées par le G8 à Gênes.
Ils vont tomber sur un os. L’État italien a prévu un accueil extrêmement hostile pour décourager les velléités contestataires. Ce G8 doit être pour l’Italie l’occasion de montrer que, face aux comunisti, aux altermondialistes, aux fauteurs de troubles et autres gravillons glissés dans les souliers vernis du néolibéralisme, les autorités doivent se montrer implacables.
F. Paulin détaille et documente les rouages qui conduisent à des drames. D’un côté, une jeunesse politisée qui doute du bien-fondé des décisions prises par les « grands » de ce monde qui, en grandes pompes, se réunissent régulièrement en concile pour s’auto-congratuler et entériner des lignes directrices inégalitaires et bien souvent autoritaires. De l’autre côté, des pontes (et des sous-fifres zélés) prêts à tout pour, protégés par les forces policières à leur service, conserver leurs prérogatives et porter au pinacle leurs idéologies mortifères.
La Nuit tombée sur nos âmes est ainsi un formidable récit qui met en lumière ce que bien souvent, parce que ce n’est pas très reluisant, les médias cachent pudiquement : le noyautage des gouvernements par des individus d’obédience fascisante ; la violence policière, parfois féroce et disproportionnée, exercée par des fonctionnaires eux-mêmes séduits par les thèses de l’extrême droite ; l’existence d’une police politique au service d’une idéologie… Et c’est bien parce que, face à ces dérives droitières, les journalistes sont massivement complaisants, qu’il y a besoin de contre-récits, tel ce dessillant La nuit tombée sur nos âmes pour rétablir un tant soit peu la complexité du réel. Et, accessoirement, rendre hommage à tous ces militants sincères qui, luttant (certes parfois maladroitement, gauchement, mais toujours passionnément) contre un ordre mondial considéré comme injuste, excluant, prédateur, préservent nos libertés fondamentales.
- Agullo, ton éditeur, prévoit-il une édition en italien pour nos ami·e·s transalpin·e·s ?
Frédéric Paulin : Mes éditeurs y seraient évidemment favorables. Et moi aussi. Mais ce sont les Italiens qui doivent en faire la demande : une maison d’édition italienne est intéressée par mon texte, elle achète les droits à Agullo et la traduction peut se faire. Évidemment qu’une traduction italienne donnerait une portée nouvelle au texte.
- L’idéologie proto ou néo-fasciste qui habite les protagonistes, du côté de l’État italien (le ministre de l’Intérieur Claudio Scajola ; Gianfranco Fini, vice-président du Conseil des ministres du gouvernement de Silvio Berlusconi ; Gianni de Gennaro, directeur général de la sécurité publique ; Franco de Carli, personnage fictif conseiller sécurité du ministre de l’Intérieur ; le lieutenant Cantazaro, personnage également fictif…), conduit ces hommes (qu’ils soient au gouvernement, dans les coulisses du pouvoir ou dans les rangs des carabiniers) à privilégier un discours ferme (pour ne pas dire arbitraire), à appliquer une méthodologie ultra-sécuritaire, à militariser le maintien de l’ordre et à bunkeriser le périmètre du centre-ville de Gênes où se déroule le G8 (avec l’assentiment tacite des États qui participent à ce sommet et cautionnent donc la cristallisation d’un clivage de plus en plus âpre entre les tenants de l’idéologie sus-citée, qui ne tiennent pas à être dérangés, et celles et ceux qui sont convaincu·e·s qu’un autre monde est souhaitable, à condition de se libérer du joug qui les oppresse), plutôt qu’à ouvrir des zones de dialogue avec les contestataires en vue de faire muter les systèmes politiques par le biais d’un processus authentiquement démocratique, de créer un nouveau paradigme – un consensus plus satisfaisant. Tout ceci conduit à un durcissement des positions, à des conflits physiques plus ou moins théâtralisés, à des violences policières et des émeutes populaires (ce qui inévitablement mène à des drames écrits d’avance comme la mort de Carlo Giuliani, tué le 20 juillet 2001 dans les rues génoises). Immanquablement, on établit un parallèle avec le traitement réservé aux Gilets jaunes dès décembre 2018 avec la nomination de Didier Lallement à la sinistre réputation à la préfecture de Paris, épaulé par un ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner, qui décorera de médailles les policiers qui se seront rendus coupables de violences (filmées, documentées, établies, dénoncées) envers les manifestant·e·s. La valorisation des modes opératoires largement coercitifs et des procédure néo-fascistes est-elle une panacée conduisant nos sociétés vers l’harmonie ? (désolé pour la longueur de la question, les suivantes seront plus courtes)
F. Paulin : On peut faire un parallèle – ou plutôt tracer un arc de cercle historique entre ce qui s’est passé à Gênes en 2001 et ce qui s’est passé en France lors des manifestations des Gilets jaunes. Gênes ouvrait une nouvelle politique de maintien de l’ordre, je crois. Désormais, il était possible pour un gouvernement de criminaliser une opposition politique, plus encore si son mode de fonctionnement était l’occupation de l’espace publique. Berlusconi et ses amis néo-fascistes, Gianfranco Fini et Claudio Scajola, ont largement expliqué à leurs flics que les opposants au G8 étaient des « comunisti », semblables à ceux qui fomentèrent les années de plomb dans les années 70 et 80 en Italie (alors que l’on sait aujourd’hui que les attentats étaient plus souvent le fait de l’extrême droite, d’une manipulation des services secrets italiens). Les années de plomb et la culture post-fasciste ont donné un terreau favorable à cette répression ultra-violente. Je ne qualifierai évidemment pas les gouvernements de Macron de fascistes ou même post-fascistes mais l’utilisation d’armes « non létales », de véhicules blindés, l’acceptation d’un niveau de violence élevé de la part des forces de l’ordre témoignent d’une paranoïa du pouvoir face à une contestation qu’elle ne maîtrise pas. Une contestation qui ne passe pas forcément par le sacro-saint tribunal des urnes, par la représentation législative est quelque chose que ne peuvent conceptualiser nombre de décideurs politiques. Et ce n’est pas le cabinet McKinsey qui va les y aider ! Macron a beau être un quadra, un président jeune, il ne peut envisager une opposition politique autre qu’un groupe parlementaire minoritaire au Palais Bourbon. Je ne sais plus qui disait : « Macron, c’est Thatcher en plus libéral et en plus jeune ». Cette incapacité à dépasser les vieilles règles de la représentation politique n’est pas une question d’âge, c’est une question de grille de lecture du monde.
Gênes-les Gilets jaunes, c’est une période pendant laquelle on a accepté le fait que des manifestants puissent perdre un œil, une main, voire leur vie. Ça nous attriste mais, honnêtement, est-ce que ça nous étonne encore ?
- As-tu eu l’occasion de dédicacer La Nuit tombée sur nos âmes à des policiers qui jouent un rôle plus ou moins actif dans la « gestion » de ce type de conflits politico-sociaux ?
F. Paulin : Je ne sais pas. Récemment, un policier qui est aussi romancier – il y a beaucoup de flics qui se mettent à l’écriture de roman policier : c’est une caractéristique assez française, comme si les savetiers étaient les mieux chaussés – a dit, lors d’une table ronde, que nous n’étions pas du même camp. Et en effet, nous ne le sommes pas si les forces de l’ordre blessent ou tuent des manifestants. Mais, honnêtement, les lecteurs de mes romans qui m’ont dit qu’ils étaient membres des forces de l’ordre, ont toujours trouvé juste ma description du travail des flics. Jamais aucun ne m’a reproché mon positionnement politique non plus.
- Quel(s) mantra(s) te récites-tu pour garder le moral face à la « cartographie du mal » que tu dessines au fil de ton œuvre (la collaboration avec La Dignité des psychopathes, le génocide des Tutsis au Rwanda dans Les Cancrelats à coups de machette, la guerre d’Algérie dans La grande peur du petit Blanc ou dans La guerre est une ruse, le conflit en Serbie dans 600 coups par minute, le mercenariat dans Le monde est notre patrie, le terrorisme dans La fabrique de la terreur, le djihadisme dans Prémices de la chute…) ?
F. Paulin : Cette cartographie du mal, je la décris, je la questionne mais je n’y participe pas. Je n’ai jamais souffert physiquement, moi, jamais participé à une guerre – mis à part mon expérience à Gênes. Donc, j’ai une vie tranquille : mes gamins, ma compagne, mes amis, mon chien m’entourent, j’ai une grande maison, un potager et je fais tous les jours du tai-chi, comme un bon bourgeois. Non, mais sans rigoler : il y a quelque chose de cathartique à pouvoir écrire sur des évènements aussi sombres que ceux que j’aborde dans mes récits. C’est une chance : peut-être que si je n’avais pas été écrivain, la colère m’aurait grignoté plus encore.
- Dans certaines scènes se déroulant à Rennes, tu évoques feu le bar anar de Pedro et Ramon, où l’on pouvait profiter d’une ambiance chaleureuse incomparable et déguster des paellas somptueuses arrosées de vins d’Espagne lourds et puissants de la Rioja Baja. Jeune adulte, j’y ai passé des heures mémorables à jouer aux fléchettes près de la cuisine sous l’œil rigolard de Pedro. Aujourd’hui, c’est un immeuble d’appartements BnB à louer qui occupe les lieux. Faut-il y voir le signe d’une époque à jamais révolue ?
F. Paulin : Toute époque agréable sera révolue un jour, il ne faut pas se faire d’illusions. J’ai un peu de nostalgie à me souvenir de Rennes dans les années 90 et au début du siècle : il y régnait une animation plus foutraque, plus politisé aussi. Les loyers étaient moins élevés et oui, la ville était moins gentrifiée (ou embourgeoisée, en fait). Mais je vieillis et je me méfie du « c’était mieux avant ». Je pense que les jeunes de vingt ans trouvent dans la ville ce quelque chose qui nous faisait vibrer à notre époque. Je pense que nombreux gamins auraient été horrifiés de l’ambiance qui régnait chez Ramon et Pedro, au Sympathique rue Saint-Michel, à La Pause rue Saint-Georges ou à La Bernique Hurlante rue Saint Malo (je fais du name-dropping comme un vieux…). Et tant mieux : ces souvenirs sont ceux de notre génération, d’une certaine manière ils n’appartiennent qu’à nous. La nostalgie, parfois, ça a du bon. Moi, je m’en sers pour écrire mes romans, pour questionner l’histoire récente et ainsi, le présent.
- Le prochain G8 (qui sera un G7 car la Russie a quitté le groupe après avoir annexé la Crimée en 2014) a lieu en Allemagne, du 26 au 28 juin 2022. Prévois-tu d’aller y faire de la réclame pour La Nuit tombée sur nos âmes ?
F. Paulin : Je n’ai plus la santé pour participer aux manifs comme celles de Gênes. Courir avec les flics au cul, déjà qu’à l’époque je n’aimais pas…
Ces conneries de G machin-chose sont quand même le témoignage d’un ordre ancien, d’une vitrine qui parvient à être attirante encore, mais dont l’arrière-boutique est déjà en ruine. Le monde ancien meurt, le nouveau tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres, disait Gramsci. Le problème, c’est que le nouveau monde risque de prendre une sale gueule. S’il avait fallu que j’écrive dans mes romans ce qui s’est passé avec le Covid, avec la guerre en Ukraine, avec ce qui risque de nous arriver aux prochaines présidentielles, je pense que mes éditeurs m’auraient dit : « Vas-y mollo sur l’exagération, aucun lecteur n’y croira. » J’ai l’impression qu’on vit une époque où tout est possible. Le pire, et j’essaye d’espérer, le meilleur.
- Quels seraient tes derniers coups de cœur (musicaux, littéraires ou autres) à partager avec les lecteurs·trices de l’Imprimerie Nocturne ?
F. Paulin : En matière de roman noir, j’aime bien Benjamin Dierstein, un auteur rennais qui travaille lui aussi l’histoire française récente (par exemple, La Cour des mirages, éditions Équinoxe, Les Arènes). Je suis particulièrement fasciné par une biographie de Mussolini écrite par un universitaire italien, Antonio Scurati (M. l’enfant du siècle, aux Arènes aussi) qui décrit comment le fascisme est une vague que rien ne peut arrêter si on la laisse prendre de l’ampleur. Et ça parle beaucoup de notre époque, en fait.
En musique, Idles (par exemple « Ultra Mono ») et Foutaine DC (par exemple « Skinty Fia »). C’est quand même un peu du rock énervé.
Et puis, j’ai vu récemment une série qui m’a vraiment touchée : Euphoria sur OCS. On raconte que c’est l’histoire de jeunes Américains qui s’envoient en l’air et qui se défoncent mais c’est bien plus que ça : c’est ultra-engagé, féministe, et critique d’une société de classe moyenne qui n’aspire qu’à s’enrichir. C’est magnifiquement filmé, subtilement écrit, ça donne à voir une jeunesse qui doute. Au final, ça donne une œuvre, une vraie.
- Merci à toi et encore bravo pour ce travail de romancier-historien des temps actuels !
La Nuit tombée sur nos âmes, roman de Frédéric Paulin, éditions Agullo, Villenave-d’Ornon, coll. « Agullo Noir », 2021,