Sorti fin août 2020, Betty, roman initiatique de Tiffany McDaniel, évoque les souvenirs d’enfance de la mère de l’autrice sur plusieurs générations dans l’Amérique des années cinquante et soixante. De la force des femmes à affronter le couteau. Pour que l’une d’elles s’émancipe et devienne libre grâce au soutien d’un père inoubliable. Un roman lourd comme une pierre et doux comme un chant millénaire. Entre noirceur de la réalité crue et magie des légendes universelles.
Ils sont comme ça, les garçons. Faut toujours qu’ils fassent comme s’ils passaient leur temps à sauver les filles de quelque chose. On dirait qu’ils sont incapables de comprendre qu’on peut se sauver nous-mêmes.
Betty, roman américain dans tous ses combats : racisme, féminisme, identité, violence. Qui propulse loin le pouvoir de la fiction à transcender les histoires. L’histoire de la famille de Betty Carpenter qui vit en marge de la société sur les routes pendant des années avant de s’installer à Breathed dans Ohio. L’histoire de ses frères et sœurs, Leland, Fraya, Flossie, Yarrow, Waconda, Trustin et Lint. L’histoire de son père cherokee, Landon Carpenter, qui fabrique des baumes pour soigner les blessures et raconte des légendes que les enfants croient pour guérir leurs chagrins. L’histoire de sa mère blanche Alka Lark, abîmée par la souffrance, qui invente également parfois des récits pour nourrir les esprits à défaut des estomacs vides. Son histoire à elle, Betty, petite fille de sang mêlé à la peau sombre comme son père, qui remplit des feuilles de phrases qu’elle enfouit dans la terre, dans l’attente de la vérité, celle dont elle ne peut souffler mot, au risque de produire du mal supplémentaire.
Ce serait tellement plus facile si l’on pouvait entreposer toutes les laideurs de notre vie dans notre peau – une peau dont on pourrait ensuite se débarrasser comme le font les serpents. Alors il serait possible d’abandonner toutes ces horreurs desséchées par terre et poursuivre notre route, libéré d’elles.
Betty, roman de la puissance des mots de Tiffany McDaniel. Les mots-mérule dans la mémoire des femmes de la famille Carpenter, qui contaminent le présent. Les mots-légende des traditions ancestrales Cherokee qui illuminent le quotidien. Les mots-bible qui étouffent les frères épris de sexualité libre. Les mots-apprentissage de la petite Indienne pour se sentir quelqu’un d’important. Betty doit se construire parmi les morts, les pertes, les injures, dans le sang et les coups mais également au sein d’une famille qui s’aime follement pour le pire et le meilleur, entre les bras larges comme un fleuve d’une des plus sublimes images de père protecteur de la littérature. Portrait d’un homme de la nature qui transmet avec bienveillance son savoir, sa patience, son amour à ses enfants. Rien n’est tendre dans l’univers de Betty, tout est tendresse dans le périmètre de ce père hors du commun.
Quand je lisais les livres que j’empruntais à la bibliothèque, je pensais que mon père – comme les histoires que ces livres racontaient – était né de l’esprit de ces écrivains. Je croyais que le Grand Créateur avait expédié ces écrivains sur la lune, portés par les ailes d’oiseaux-tonnerre, et leur avait dit de m’écrire un père.
Betty, roman de construction identitaire et d’apprentissage féministe. Au fil des pages, des prédateurs violents et abusifs s’approprient le désir des femmes et broient leurs corps. Ces hommes « qui avaient les orteils dans la rivière de Dieu et les talons dans la boue du diable. » Pour se débarrasser d’un destin funeste, Betty doit changer le cours de son récit. Privilégier sa route personnelle « c’est la liberté de choisir qui fait la différence entre une existence que l’on vit et une existence que l’on subit ». Tiffany McDaniel plonge les fines mains d’enfant humiliée de Betty dans la boue et en ressort des poignets aux attaches solides de jeune fille libre. Prête à empoigner l’existence. Avec un chien ami et une machine à écrire pour tout bagage. Voguent les galères.
En fait, nous nous raccrochions comme des forcenés à l’espoir que la vie ne se limitait pas à la simple réalité autour de nous. Alors seulement pouvions-nous prétendre à une destinée autre que celle à laquelle nous nous sentions condamnées.
Peut-être que quelque part, mon père joue encore de cette trompette et que ma mère est toujours en train de le regarder. Je crois qu’à eux deux, ils auraient pu être plutôt bons en amour. Dommage que le chagrin ait tout transformé en mythes.