Mercredi 7 novembre à la MJC Bréquigny, 2e soirée pour le festival Jazz à l’Ouest : le duo Knorst-Charlier accompagnant une performance de la calligraphe japonaise Setsuhi Shiraishi, et le nouveau projet TOGO du compositeur et saxophoniste Jordan Philippe.
■ Improvisation autour du shodô, la calligraphie japonaise. Une représentation initiatique, une expérience atypique.
Au sol, 2 grands rouleaux de papier blanc, déroulés sur le devant de la scène.
Yvan Knorst (guitariste rennais et international aux collaborations d’exception, avec trompettistes, violoncellistes, bassistes, trapézistes ou joueurs de conques…) et Sébastien Charlier (harmoniciste talentueux de jazz, du beebop à l’électro en passant par la fusion et les musiques de film) assis en hauteur, entourent Setsuhi Shiraishi, shodôka* de renom, agenouillée en position seiza** dans un kimono noir paré de hérons survolant une dune vieux-rose et argent ; la musique commence, en douceur ; la calligraphe prépare son encre, dans un mouvement lancinant et concentré.
Les pinceaux s’animent alors lentement pour venir apposer quelques lignes d’encre noire épurées, puis l’or et le brun viennent s’y ajouter, ponctuer la feuille.
La musique se densifie. L’harmonica respire et se saccade, puis se repose ; la guitare est tour à tour rythmique de battement de cœur accéléré et grattement de cordes apaisant. Shiraishi investit l’espace des feuilles blanches, de la scène, avec des gestes amples rapides et précis, choisissant les pinceaux et les encres dans divers bols en raku et vases de verre disposés autour du papier.
Puis au bout de plusieurs morceaux et mouvements, un nouveau support arrive sur scène : une femme. Dos et jambes nues, elle sera calligraphiée elle-aussi, et patientera en séchant pendant la suite de la performance.
Après avoir recouvert de son inspiration une épaule, le haut du dos, la colonne, le bras, les jambes du modèle immobile, la calligraphe descend dans la fosse où finissent de s’étaler les mêmes grands rouleaux de papier.
Cette fois, c’est sur trois dimensions qu’elle se lance à faire danser d’imposants pinceaux aux encres noir et or, encore. Ses chaussettes en dentelle noire parcourent le papier à petits pas glissants. Son bras, effectuant des courbes insensées et parfaites, semble suivre par moment frappe pour frappe les cordes d’Yvan Knorst, quand la pulse est rapide et forte ou quand elle s’adoucit. Parfois c’est l’harmonica qui donne le ton, sur un air de far-west ou d’Orient, de gammes jazz d’ici ou d’ailleurs. L’encre sur ces nappes sonores forme de gros points ou des gouttes épaisses, sur le sol, et des envolées de phrases stylisées sur la partie verticale, volutes de fumées d’encre.
Charlier observe Shiraishi, Knorst regarde Charlier, les yeux de Shiraishi suivent ses pinceaux habiller de « kanji » et de « kana », les supports. Les objectifs des photographes et les yeux du public, eux, hésitent, et irrésistiblement se fixent sur la danse mystérieuse et hypnotique des bras de la silhouette élégante de Shiraishi, de ses mains, ses doigts, ses outils. Quelle part d’improvisation, quelle part de symbiose, lorsqu’on se prend à remarquer que telle gravité des cordes s’accorde parfaitement avec la taille d’un pinceau grand comme un bras, semblant trop lourd pour celui de la shodôka. Mais, assuré, résolu, ce bras poursuit son œuvre, sa fresque, son ballet, son tracé.
La signature vient clore le spectacle : chapitre important et ritualisé, où l’artiste choisit avec un soin intense et mesuré l’endroit où elle appose son sceau, pressant précisément de ses dix doigts bien décidés, le tampon recouvert de rouge, qui engage non seulement sa réputation, mais aussi celle de sa famille. Parfois dit-on, elle ne signe pas, si la toile n’est selon elle pas à la hauteur.
Le dos du modèle sera lui aussi signé, après réflexion précisément sous l’omoplate droite.
Là, le sceau est rangé, posé dans son étui, en synchronisation parfaite avec la dernière note de musique et l’obscurité.
La performance calligraphique à laquelle nous avons ici assisté s’avère extrêmement codifiée. Le shodô est au Japon un art à dimension philosophique où Shiraishi est reconnue. Les toiles produites pendant la représentation seront d’ailleurs vendues au Japon avant même son retour là-bas. Retour prévu dans la foulée, avec les 2 musiciens, pour une date autour de la sortie de l’album Kintsugi qui retrace leur travail d’improvisation effectué sur place.
Les sites des artistes :
* Shodôka ou shoka : artiste pratiquant le shodô, calligraphie japonaise, littéralement « la voie de l’écriture ».
** Seiza : position traditionnelle japonaise, laissant libres les hanches et permettant une respiration ventrale ; position réputée être noble, correcte et concentrée.
■ TOGO, jazz vivifiant et libéré
Quatuor de musiciens aguerris sur les scènes rennaises, le projet TOGO emmené par Jordan Philippe dynamise le genre.
La formule (deux soufflants : saxo et trombone ; deux rythmiques : basse et batterie) donne la part belle à chaque instrument, avec des harmonies et arrangements exigeants, et pour autant fluides. Le set est apprécié par un public assis (sortant de la représentation musicale de calligraphie), attentif.
Les morceaux alternent – avec quelques titres « clin d’œil » – des pas appuyés, lourds, évidents et des nappes planantes. Sur l’un, les virtuosités réjouissantes d’un sax soprane décomplexé, volubile, aux accents de clarinette dans sa subtilité presque aquatique. Les morceaux s’enchaînent, et sur un autre, Jordan Philippe cherche et trouve les aigus de son sax ténor, dichotomisant des phrases en dialogue.
On se prend à penser musique de film, péripéties, au gré des changements de rythme et d’ambiance bienvenus sur un même morceau. Sur « Kannipanno », un son de moog sur la basse et une frappe vive et vindicative sur la cloche de la batterie et le bord de la caisse claire. Dans un autre épisode, la pulse du trombone est profonde, souterraine, pendant que la basse soutient la ligne de groove et que le sax soprane enrubanne discrètement les phrases de ses comparses.
« Dr Pain », dernier morceau après une heure de concert : sous le ciel étoilé d’ampoules de la scène de la MJC Bréquigny, l’équipage atterrit en douceur ; puis la rythmique s’emballe, rejointe par les deux soufflants, et l’attelage reprend un galop mesuré, avant que par des regards complices les musiciens nous amènent avec bienveillance au final de la soirée.
Le projet TOGO, mené par Jordan Philippe (compositeur, musicien, arrangeur de foison d’autres projets, de jazz, groove, New Orleans, big band de funk, etc., tels La Machine Ronde, Out Of Nola, Atomic Riff Makers…), est osé, personnel, dynamique et nuancé, parfois fragile. Mêlant la jeune vague jazz rennaise (Daravan Souvanna et Basile Guéguen) et une autre plus assise (Jordan Philippe et Geoffroy De Schuyter), TOGO propose une interprétation enjouée et incarnée.
Photos par Karedwen