Pourquoi fait-il ça ? Dans l’esprit des conjoints violents et maltraitants, de l’Américain Lundy Bancroft

Pourquoi fait-il ça ? Dans l’esprit des conjoints violents et maltraitants : un essai pédagogique à la précision clinique, quasi chirurgicale, de l’Américain Lundy Bancroft, qui permet de dessiller les esprits – ce qui, avec un peu de chance, abaissera le nombre effarant des violences conjugales.

 

 « Les statistiques sont terrifiantes : de 2 à 4 millions de femmes sont violentées chaque année par leur partenaire aux États-Unis. Selon le chef des services de santé du gouvernement américain, les agressions par les conjoints représentent la principale cause de blessure des femmes de 15 à 44 ans (…) L’impact émotionnel de la violence conjugale constitue un facteur dans plus du quart des tentatives de suicide des femmes et représente l’une des principales causes de toxicomanie chez les femmes adultes. Les statistiques gouvernementales indiquent que de 1 500 à 2 000 femmes sont tuées chaque année aux États-Unis par un partenaire ou un ex-partenaire, ce qui représente plus du tiers de l’ensemble des femmes victimes de meurtre. Ces tragédies représentent presque toujours l’aboutissement d’un long historique de violences, de menaces et de harcèlement. » (p. 39)

bancroft Pourquoi fait-il ça ? de l’Américain Lundy Bancroft est un livre qui possède plusieurs vertus.

La première est qu’il s’agit là d’un outil de transformation sociale. Il récapitule des années d’expérience et d’entretiens auprès de milliers de maltraiteurs (et de leurs compagnes maltraitées, elles aussi entendues dans le cadre d’un programme, en collaboration avec la justice, destiné à responsabiliser les auteurs de violences intimes, afin qu’ils les stoppent, adoptent d’autres comportements et si possible réparent les dégâts qu’ils auront commis). Le problème de la maltraitance conjugale est radiographié avec finesse. Ici sont listées les conditions qui rendent possibles l’action du maltraiteur ainsi que les profils psychologiques fréquents de ce dernier. Or en connaissant les racines et la réalité d’un problème, en dépassant les idées reçues – Lundy Bancroft consacre de nombreuses pages à les désamorcer, les déconstruire, les émietter, les dévoiler ou les tourner en ridicule –, on a dès lors une petite chance de poser un diagnostic correct et, avec un peu de méthode et de persévérance, de venir à bout de ce vaste fléau qui possède une dimension systémique.

« L’alcool ne peut pas transformer un homme en maltraiteur et la sobriété ne peut pas le guérir. La seule manière pour un tel homme [alcoolique ou toxicomane] de surmonter sa propension à la violence consiste à la considérer comme le problème à résoudre. Enfin, ce n’est pas vous qui “permettez” à votre partenaire de vous maltraiter ; il est entièrement responsable de ses actes. » (in « L’idée reçue n° 17 : c’est l’alcool ou la drogue qui le rendent violent. Si je peux l’amener à rester sobre, notre relation s’améliorera », p. 76)

Comment repérer un maltraiteur puis lutter efficacement face à lui ? Lundy Bancroft multiplie les précisions, dressant pour ainsi dire des portraits-robots représentant les travers du maltraiteur, généralement doué à l’extrême pour cacher son jeu, pour tordre la vérité, pour se parer en société d’un masque qui rend insoupçonnables les maltraitances au sein de son intimité, pour inverser le réel, mentir, manipuler son entourage, les juges ou tous les gens susceptibles d’égratigner ses privilèges – et, in fine, pour rendre folles ses victimes engluées, prises au piège, démunies.

« Le sentiment extrême d’entitrement* du conjoint abusif l’amène à inverser, dans sa conception mentale des choses, l’agression et l’autodéfense. Lorsque Justine se défend contre l’attaque potentiellement meurtrière d’Émile, il qualifie cette réaction de violence envers lui. Quand il la blesse, il prétend qu’il n’a fait que se défendre face à sa violence à elle. Son entitrement le conduit à inverser les réalités. » (in « Réalité n° 3 : il inverse les réalités », pages 88-89)

La deuxième vertu de cet ouvrage est qu’il offre l’occasion de se sonder soi-même, d’évaluer son propre rapport et ses relations avec les femmes – une sorte de détartrage mental en quelque sorte, un examen de conscience toujours utile quand on souhaite progresser.

La troisième, peut-être la plus importante, est qu’il recense des ressources (communautés d’avocats, numéros et hébergements d’urgence, etc.) et des tactiques sur lesquelles les victimes de maltraitance pourront s’appuyer si elles ont besoin de soutien, si elles doivent évaluer la dangerosité de leur compagnon ou si elles se préparent à fuir l’homme qui les maltraite.

En tant qu’interlocuteur et conseiller d’hommes maltraitants qui ont eu affaire à la justice américaine, Lundy Bancroft est aux premières loges pour répertorier les enjeux de ces changements et les difficultés pour y arriver. Inutile de préciser que les violences faites aux femmes des deux côtés de l’Atlantique relèvent des mêmes mécanismes et que les maltraiteurs bénéficient des mêmes impunités et des mêmes idées reçues en leur faveur qui font obstruction à toute possibilité de changement rapide et facile de cet état de faits.

« Le maltraiteur change uniquement quand la société parvient à faire pression sur lui pour qu’il se préoccupe des dommages qu’il cause aux autres. » (p. 213)

Enfin, quatrième vertu de ce magistral Pourquoi fait-il ça ?, c’est qu’il permet de situer les violences conjugales au sein d’un panorama plus large. La maltraitance conjugale est en effet juste une déclinaison du fonctionnement global des systèmes oppressifs, et les oppresseurs quelle que soit leur cible partagent des mêmes valeurs : le mépris de leurs victimes, le sentiment de leur propre supériorité, la minimisation de leurs actes, le déni de leurs responsabilités, une certaine forme de lâcheté, une grande créativité dans la mauvaise foi, etc.

« Très peu de femmes acceptent de voir leurs droits systématiquement bafoués. Par conséquent, le maltraiteur fait face à ce qu’il considère comme un problème récurrent : la résistance de sa compagne à son contrôle. À la longue, il se rend compte que la tâche pourrait être plus facile s’il avait de l’aide. » (in chapitre II, « L’homme maltraitant et ses allié·es », page 285)

« Les personnes qui sont attirées par le pouvoir et ont tendance à en abuser ont beaucoup en commun avec les hommes qui maltraitent les femmes. » (idem, page 293)

Ce livre rendra ainsi grand service non seulement aux femmes maltraitées, qui ont besoin d’aide évidemment, mais également à quiconque, dans ses relations plus ou moins subies avec autrui, aura déjà été opprimé et maltraité (par des supérieurs, par son conjoint, par la police, par la justice, par l’administration…). Savoir repérer les mécanismes qu’enclenchent à dessein les maltraiteurs afin de parvenir à leurs fins, connaître les valeurs profondes qui les animent, ou avoir une idée des précautions à prendre pour soi (et éventuellement pour ses enfants) face à un maltraiteur en puissance ou avéré afin de le fuir ou de s’en protéger, ne peut pas être complètement inutile.

« Vous reconnaîtrez, chez les puissants, la plupart des attitudes et justifications que j’ai décrites dans ce livre. Les tactiques de contrôle, l’intimidation de celles et ceux qui tentent de protester, le travail de sape des efforts d’indépendance des victimes, les représentations déformées et négatives des victimes en vue de les blâmer, le soin apporté à l’image publique des oppresseurs, etc. Les personnes disposant de pouvoir tendent à mentir tout en s’efforçant de faire taire les personnes dominées et de les empêcher de penser, tout comme l’homme maltraitant s’efforce de faire taire sa victime (…) En bref, la mentalité maltraitante est celle de l’oppression. » (in chapitre XIII, « La fabrique du conjoint maltraitant », p. 341)

* L’entitrement correspond à cette haute idée que le maltraiteur a de lui-même et qui va se traduire de plusieurs manières. En gros, le maltraiteur va se reconnaître comme supérieur à sa compagne. Celle-ci lui appartient. Le contrôle qu’il exerce sur elle est normal, légitime. Elle doit être à son service. Il a tous les droits sur elle. Tel est son privilège.

Pourquoi fait-il ça ? Dans l’esprit des conjoints violents et maltraitants, essai passionnant de Lundy Bancroft, 2002, préfacé par la psychiatre canavéroise présidente de l’association Mémoire traumatique et victimologie Muriel Salmona, Éditions Libre, Herblay, 2023, traduit de l’américain par Annick Boisset, Ann Leduc, Jessica Aubin et Martin Dufresne, 412 pages, 24 €.

2 comments

  1. Un grand merci !

    • Cyrille Cléran /

      De rien, c’est un excellent travail éditorial et une œuvre d’intérêt public qui mérite, avec cette nouvelle traduction en français, d’être mise en avant. La lutte contre les violences faites aux femmes (et contre les oppressions quelles qu’elles soient) est à l’évidence un vaste chantier !

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