Monsieur le Commandant : un roman (pour ainsi dire épistolaire, puisqu’il s’agit d’une lettre de dénonciation) de Romain Slocombe, bellement récompensé du prix Goncourt des lycéens dès sa sortie en 2011, sur la noirceur et la folie prédatrice des âmes perdues dans les abysses de la haine d’autrui – en l’occurrence ici les Juifs.
Paul-Jean Husson est un académicien ampoulé, ancien combattant de 14-18, antisémite assez forcené, soutien inconditionnel du maréchal Philippe Pétain. En septembre 1942, depuis sa Normandie (le village fictif d’Andigny pour être exact), ce notable collaborateur écrit un très long courrier au Sturmbannführer H. Schöllenhammer. Il aura plusieurs services à lui demander. Car il en a lourd sur la patate, ce glorieux écrivain patriote et « mangeur de juifs » (p. 169) jusqu’au bout de la plume tout au long de ses éditos relevant de la paranoïa aiguë. « Cela suffit, la coupe est pleine ! s’exclame-t-il dans les colonnes du Journal d’Andigny. La solution au “problème juif” est pourtant simple : les Juifs, jusqu’à ce qu’on les stérilise ou les extermine, devraient être tous envoyés dans un camp de travail. Les vrais Français veulent voir les Juifs courbés vers le sol de France, la pioche en main. Débarrassons les villes de France de leurs Juifs ! Notre sous-préfecture hébergeait un Juif, un seul… Foutons-le dehors ! De cette façon, Andigny, montrant l’exemple de la salubrité publique, deviendrait la première ville de France sans un seul Juif ! » (p. 162)
Or ce triste sire de Paul-Jean sait (grâce à une enquête assez mesquine sollicitée quelques années plus tôt auprès d’une agence de détectives privés parisienne) qu’au sein de sa famille, par le jeu des alliances et de l’amour, vit une juive, venue d’Allemagne, Ilse, qu’a donc épousée son fils, Bernard Husson, en 1934. De ce fait vont découler toute une série de complications, liées bien entendu à un panel de lois antijuives édictées par le IIIᵉ Reich et reprises avec un zèle coupable par le gouvernement de Vichy et ses affidés, mais également liées aux mystères des attirances physiques, puisque le vieux Paul-Jean va s’enticher de la jeune Ilse, qu’il a prise sous son aile depuis que Bernard est parti, mobilisé en septembre 1939, puis égaré dans le chaos de la débâcle, puis gaulliste projetant de s’embarquer pour Londres dès l’été 1940.
Comment un antisémite qui a fait acte d’allégeance à la pensée nazie, peut-il faire face à ce type de situation ? « Cette équation terrible n’avait, comme en mathématiques, qu’une seule solution. » (p. 205)
Par ce roman brillant qui nous confronte aux horreurs d’une époque qu’on aimerait à jamais révolue (mais on n’ignore pas que la bête immonde, qui se nourrit des pires instincts humains, toujours somnole ; on ne le répétera jamais assez, a fortiori en ces temps pré-électoraux où tel ignominieux polémiste insupportable, plusieurs fois condamné pour « provocation à la discrimination raciale », « injures raciales », ou « provocation à la haine religieuse » continue pourtant d’avoir voix au chapitre et ose même postuler aux plus hautes instances étatiques comme si de rien n’était), R. Slocombe raconte comment des penseurs, des journalistes, des hommes de lettres ont, du fait de leur influence (et de leurs actes), sciemment contribué à un génocide en apportant leur pierre (ou leur encre perverse, empoisonnée, trempée dans la plus noire des biles) à l’édifice cauchemardesque de la « solution finale ».
Notons que c’est dans Monsieur le Commandant qu’apparaissent pour la première fois l’aussi roublard qu’ignoble inspecteur principal adjoint affecté à la section juive de la direction générale des Renseignements généraux Léon Sadorski – inspiré d’un personnage réel, Louis Sadosky (1899-1967) – et son vil équipier Joseph Cuvelier, que l’on retrouvera dans l’ambitieuse et magistrale saga, excellemment documentée (parfois atrocement terrifiante tant l’époque décrite, à savoir la France occupée dans une Europe dévastée, était sujette à toutes les barbaries, à toutes les bassesses, à tous les abus possibles et inimaginables, comme en témoignent la rafle du Vél’ d’Hiv’ à Paris en juillet 42 organisée par la police française ; les internements de prisonniers communistes, juifs ou prétendus tels dans des camps à Drancy, Beaune-la-Rolande ou Pithivers ; les tortures et les exécutions de résistants ou d’otages ; les charniers ; les dents en or arrachées sur les cadavres ; les femmes, les malades, les vieillards et les bébés déportés, etc.), qui regroupe L’affaire Léon Sadorski (Robert Laffont, 2016 et « Points »), L’étoile jaune de l’inspecteur Sadorski (R. Laffont, 2017 et « Points »), Sadorski et l’ange du péché (R. Laffont, 2018 et « Points »), La gestapo Sadorski (R. Laffont, 2020 et « Points ») et L’inspecteur Sadorski libère Paris (R. Laffont, 2021).
Monsieur le Commandant, roman épistolaire de Romain Slocombe, Nil éditions, Paris, 2011, Pocket, 2013, 240 pages, 8,60 €.