La raison des plus forts – Chroniques du procès France Télécom : un ouvrage collectif important qui relate, jour après jour, sous la plume de divers témoins des audiences, le procès-fleuve en correctionnelle des dirigeant·e·s de France Télécom – aujourd’hui Orange – tout d’abord accusé·e·s de « mise en danger de la vie d’autrui », « entrave aux instances représentatives du personnel », « homicides involontaires » et « harcèlement moral institutionnel »*.
Dans le colossal tribunal ultramoderne de la Porte de Clichy (construit en « partenariat public-privé » par Bouygues** et qui coûta la bagatelle de 2,3 milliards d’euros), deux mondes s’affrontent. D’un côté, des victimes survivantes qui se sont portées parties civiles, leurs familles, des membres du syndicat Sud-Solidaires, des proches de disparus (pendus, immolé, défenestrés…) qui avaient, chevillé au corps et à l’âme, le sens du service public à rendre aux usagers. De l’autre, entourés d’une armée d’avocats batailleurs, des patrons, hautains, en haut de la pyramide des innombrables N+1, dans des postures de dédain ou de déni***, principalement fiers d’avoir mené à bien la délicate opération de redressement d’une entreprise publique abyssalement endettée, opération qui s’effectua via une privatisation qui se fit dans la douleur, en se séparant de 22 000 salariés (qui bénéficiaient pourtant du statut protégé de fonctionnaires d’État et ne souhaitaient pas forcément être débarqué·e·s) et qui permit, assez rapidement, de reverser des milliards d’euros de dividendes aux actionnaires et des primes conséquentes aux dirigeant·e·s chargé·e·s de mettre en place ce plan social de vaste ampleur. Entre ces deux mondes, au-dessus de la mêlée, la juge Cécile Louis-Loyant, patiente et méticuleuse, doit décrypter les motivations, établir les responsabilités, écoutant les uns et les autres, cherchant à comprendre comment, et à cause de qui, malgré les appels au secours restés ignorés (émis par des médecins du travail, de inspecteurs du travail, des journalistes, des salarié·e·s ou des délégués syndicaux), un des fleurons de la technologie hexagonale en situation de monopole a pu se transformer en lieu de souffrances insoutenables.
L’ouvrage multiplie ainsi les analyses qui permettent de bien comprendre les processus à l’œuvre. Processus, destructeurs et pervers****, à l’œuvre dans le monde du travail où le management par le stress, par la mobilité forcée, par les injonctions paradoxales, le mépris, voire la terreur, est presque banal. Processus à l’œuvre dans les travées des tribunaux, où sont reproduits certains schémas de stratifications sociales dignes de l’Ancien Régime : « À la pause, un jeune et joli flic tient à venir exprimer sa sympathie aux parties civiles “Vous vous rendez compte, ces gens-là [le jeune flic parle des prévenu·e·s], ils ont exigé d’avoir des fauteuils [les prévenu·e·s ordinaires doivent se contenter de sièges rabattables ; et ont rarement l’occasion d’être aussi longuement entendu·e·s qu’âprement défendu·e·s] et on nous a pris les nôtres pour qu’ils puissent s’asseoir confortablement. De toute manière, si la police était une boîte privée, nous aussi nous pourrions faire un procès du même genre. Il y a un suicide de policier tous les deux jours.” La ligne de front de la lutte des classes a parfois de ces zigzags », convient l’écrivain Serge Quadruppani (Jours 13.2 et 14, « Ils ont exigé des fauteuils », p. 109). Le politologue Emmanuel Henry ajoute que « les prévenu·e·s apparaissent relativement protégé·e·s par la procédure judiciaire. Certes, on les imagine contrarié·e·s de devoir se rendre jour après jour aux audiences, on imagine les frais d’avocats qu’ils et elles ont dû dépenser mais les risques encourus (principalement d’ordre réputationnel et financier) sont assez éloignés de la violence et des risques personnels qu’ont vécu dans leur physique et leur psychisme les victimes de cette politique. Encore une fois, les inégalités et les rapports de pouvoir sont importants à rappeler, y compris dans les lieux qui sont censés les atténuer ou les mettre en question. » (Jour 29.1, « Inégalités et rapport de pouvoir au tribunal », p. 213)
Toutes plus pertinentes les unes que les autres, chaque chronique brocarde ainsi les travers du monde tel qu’il est, livré à la prédation, toujours plus inégalitaire et déséquilibré, axé sur la recherche de profits pour les actionnaires quoi qu’il en coûte en termes de vie et de santé des travailleurs·euses. « Le procès de France Télécom, nous dit le sociologue clinicien Vincent de Galéjac, illustre de façon dramatique comment les membres de la direction ne partagent plus le même monde que les gens qui y travaillent. Les premiers sont dans le monde de la prescription, des résultats financiers, de la raison instrumentale (…) Les seconds sont dans le monde des vivants, des personnes humaines ordinaires. Ils et elles sont préoccupé·e·s par leur vie quotidienne, confronté·e·s à une réalité du travail qui les met en danger, qui altère leur santé mentale. » (cf. Jour 23, « Il y a eu un petit manque de bon sens managérial », p. 175). Tout rapport avec les gouvernements actuels ne serait pas une coïncidence, mais bien plutôt une similitude, un air de famille, un arrière-goût (un peu rance, âcre) d’entre-soi idéologique mortifère. La sociologue Odile Henry le constate : « Je ne peux m’empêcher de songer aux ordonnances Macron de septembre 2017 qui réduisent considérablement les marges de manœuvre des acteurs qui ont permis l’ouverture de ce procès (délégués syndicaux, inspecteurs du travail, experts CHSCT, etc.). Et ce, alors qu’un nombre croissant de salarié·e·s dénoncent des organisations du travail pathogènes, des formes de harcèlement moral, et un management de plus en plus toxique. (cf. Jour 10, « Débanaliser les techniques de management », p. 94)
« Revenons à cette phrase : “Je ferai les départs d’une façon ou d’une autre, par la fenêtre ou par la porte.” Dite devant près d’un millier de cadres présents à cette assemblée de l’Acsed [Association des cadres supérieurs et dirigeants de France Télécom]. La présidente l’interroge : “Vous nous parlez de la différence entre l’oral et l’écrit. Mais les propos ont, comme on dit, une valeur performative, ils créent ce qu’ils disent.” “Seulement si c’est écrit”, coupe Didier Lombard comme s’il était un expert en philologie. » (Jour 9.2, « Un patron reste un patron » par le réalisateur Vincent Gaullier, p. 89-90 – Illustration : Claire Robert)
Au fil de chroniques engagées, savoureuses et parfois terrifiantes, ce livre-document rapporte donc que les salariés, les fonctionnaires, les ouvriers, les prolétaires***** pour résumer, ont des moyens pour refuser le sort mauvais qui leur est fait de façon systémique. Parmi ceux-ci, il y a le recours, individuel, ou comme ici collectif (de préférence), à la loi. Ce qui ne règle pas tout, bien sûr, mais permet néanmoins de poser des limites – limites, posées par l’opprobre populaire ou bien par la justice, quant à ce que la société, pour justement continuer à faire société, est prête à accepter ou rejeter. Face aux méthodes de management toxiques, il existe des ripostes (même si elles sont de plus en plus compliquées à soutenir), notamment portées par les syndicats enclins à défendre les droits des travailleurs·euses (merci à eux). Vaste combat s’il en est ! « Ce modèle managérial que nous a décrit Danièle Linhart [sociologue au CNRS] s’immisce partout, nous dit Aurélie Trouvé, coprésidente d’Attac (…) Le capitalisme se déploie et avale tout (…) Un travail émancipateur ne passera pas par des aménagements à la marge du système, il demande de changer le système. Et ça passe déjà, comme le disait en début d’après-midi Éric Beynel, porte-parole de Solidaires qui s’est porté partie civile, par “se battre pour rendre visible ce qui a été invisibilisé” » (cf. Jour 32, « La faute au capitalisme… et à ses dirigeants », p. 228)
« Dehors, écrit la sociologue Danièle Linhart en ce jour de canicule, la chaleur vous enveloppe pour ne pas vous lâcher. Je ne peux m’empêcher de faire le lien entre cette politique si prédatrice de la “ressource humaine” qu’on nous a exposée et celle qui affecte les ressources de notre planète. Jusqu’où ira l’indifférence des décideurs à la réalité des effets de leurs stratégies ? » (Jour 36 du procès, 4 juillet 2019, « Parler pour ceux qui n’ont plus de voix », p. 261)
« La présidente Cécile Louis-Loyant a lu pendant une heure des extraits du jugement, long de 343 pages. Une phrase a marqué les esprits, concluent Mᵉ Jean-Paul Teissonnière et Mᵉ Sylvie Topaloff, avocat·e·s de Sud-PTT-Solidaires : “Les moyens choisis pour atteindre l’objectif de 22 000 départs en trois ans étaient interdits”.
Orange n’a pas fait appel de ce jugement qui à son égard est définitif. Son président a annoncé la mise en place d’un système d’indemnisation supplémentaire. Les autres prévenu·e·s ont fait appel. Le recours ayant un effet suspensif, ils devront de nouveau comparaître devant la Cour d’appel de Paris… » (Jour 42, « Le travail en procès », p. 298-299)
On le voit, né·e·s avant la vergogne, les prévenu·e·s (Didier Lombard, Louis-Pierre Wenès, Olivier Barberot, jugés pour le délit constitué de « harcèlement moral », et Brigitte Bravin-Dumont, Nathalie Boulanger-Depommier, Jacques Moulin et Guy-Partick Cherouvrier, jugé·e·s pour « complicité de harcèlement moral ») ne manquent pas d’air. Alors qu’on leur a mis le nez, plutôt délicatement, dans leurs erreurs, leurs « gaffes »****** (qui ont quand même coûté la vie à des dizaines d’employé·e·s), et ce, après dix années de procédures et d’instruction, alors qu’ils ont, par je ne sais quel miracle échappé aux poursuites pour homicides involontaires et ont donc, à ce titre, bénéficié d’une clémence assez exceptionnelle par les temps qui courent (temps qui voient un boxeur boxant un casque de CRS condamné à 1 an de prison ferme), ces sombres manageurs (en liberté et fortunés) vont faire appel. Alors qu’ils ont écopé de maigrelettes amendes allant de 5 000 à 15 000 euros et de peines de prison symboliques (1 an dont 8 mois avec sursis pour Didier Lombard), ils comptent bien contester, jusqu’au bout, avec un cynisme sans borne, le moindre manquement qui pourrait leur être reproché.
* Les juges d’instruction ne retiendront que ce délit, abandonnant les autres poursuites en dépit des dépressions, des suicides dénonciateurs réussis et des tentatives également parlantes qui accompagnèrent la restructuration de l’entreprise entre 2005 et 2010.
** « Comprenez : qui appartient à Bouygues, lequel va le louer à l’État 86 millions d’euros par an jusqu’en 2044 – c’est-à-dire nous le faire payer à nous, pendant 24 ans, tout en restant au final… propriétaire à jamais. Une façon qu’a le capitalisme de nous faire raquer ses propres bâtiments et d’en garder, lui, indéfiniment la propriété » souligne avec perspicacité Alain Damasio, l’un des chroniqueurs de ce copieux journal de bord (Jour 37, « Game of trop », p. 266).
*** « On a la nette impression, raconte Marie Pascual (médecin du travail), qu’ils veillent surtout à ne pas se trahir en donnant les vraies raisons de leur politique, quitte carrément à ne pas répondre du tout et à donner une image assez minable de leur équipe de direction. » (Jour 7, « Une ambition volontariste de fluidité sortante », p. 75, souligné par nous)
**** « L’exercice du pouvoir relève donc ici d’un paternalisme pervers, infanticide. Le mauvais père-patron préfère inquiéter que rassurer (…) La double contrainte (double bind) rend littéralement fou. L’angoisse dépressive frappe d’abord les bon·nes élèves, les plus zélé·e·s, qui ne comprennent plus. L’oppression est psychique. Et le passage à l’acte [le suicide : médicaments, rails, défenestration, pendaison, immolation ou viaduc] logique. » (Pierre Alféri, « Leur vocabulaire a fait ça », p. 190)
***** On retiendra, pour définir ce terme, que le prolétariat regroupe tous ceux qui, en échange de rémunération, offrent leur force de travail pour vivre.
****** Didier Lombard le « confesse : “Vous savez, je fais des gaffes tout le temps” (…) “C’est mon défaut” (…) Lui, le patron d’une entreprise qui pesait à l’époque 50 milliards d’euros, le roi de la bourde. » (Jour 9.2, « Un patron reste un patron » par le réalisateur Vincent Gaullier, p. 90)
La raison des plus forts – chroniques du procès France Télécom, sous la coordination d’Éric Beynel, illustrations de Claire Robert – Avec les contributions de Patrick Ackermann, Pierre Alferi, Louis-Marie Barnier, Stéphane Bérard, Arno Bertina, Maëlezig Bigi, Isabelle Bourboulon, Patrice Bride, Stéphane Brizé, Fabienne Brugel, Patrick Cingolani, Émilie Counil, Annick Coupé, Thomas Coutrot, Sylvain Creuzevault, Alain Damasio, Emmanuel Dockès, Marie-Anne Dujarier, Ivan du Roy, Monique Fraysse-Guiglini, Vincent de Gaulejac, Vincent Gaullier, Valérie Gérard, Fabienne Hanique, Nicolas Hatzfeld, Emmanuel Henry, Odile Henry, Fanny Jedlicki, Nicolas Jounin, Leslie Kaplan, L’1consolable, Marin Ledun, Dominique Lhuilier, Danièle Linhart, Marc Loriol, Dominique Manotti, Anne Marchand, Xavier Mathieu, Arnaud Mias, Métie Navajo, Marie Pascual, Serge Quadruppani, Nathalie Quintane, Jean-Paul Ramat, Selma Reggui, Jean Rochard, Rachel Saada, Jean-Paul Teissonnière, Annie Thébaud-Mony, Sylvie Topaloff, Aurélie Trouvé, Michel Vergez, Audrey Vernon, Laurent Vogel… – Les éditions de l’Atelier, éditions ouvrières – Ivry-sur-Seine – juin 2020 – 328 pages – 21,90 euros – Les droits d’auteur de ce livre sont reversés aux associations d’aide aux victimes du travail.