Tu vivras mon fils, de Pin Yathay

Tu vivras mon fils, de Pin Yathay : manuel de survie en territoire hostile infesté, non pas de zombies, mais de Khmers rouges féroces, où il s’agira d’endurer les coups et les privations, de supporter la mort de tous ceux qu’on aime, d’éviter la perfidie des chlops (les agents délateurs), d’apprendre à bouffer du serpent cru, de la chauve-souris ou des champignons plus ou moins comestibles trouvés dans la jungle, de savoir saisir toutes les opportunités pour ne pas sombrer, de vendre ses bijoux de famille contre quelques grammes de riz, voire d’oser planquer dans le bermuda de son fils une liasse de 3 000 $.

 

533x800_Pin-YathayAvril 1975. Ingénieur de travaux publics formé à l’étranger, au Canada, Pin Yathay vit confortablement avec sa femme et sa famille à Phnom Penh. Cette vie tranquille est brutalement interrompue. Les Khmers rouges s’emparent de la capitale. La population doit plier bagages et quitter fissa les lieux, soi-disant pour trois jours seulement et en raison d’une crainte de bombardements américains*. Ce sont là les premiers mensonges de l’Angkar, l’organisation politique totalitaire qui va régner sur le pays 4 années durant ; ces arrangements avec la réalité seront suivis d’une multitude d’autres.

Yathay et ses proches subissent l’exode vers une campagne inconnue, la dépossession de tous leurs biens, la privation de liberté, les camps de travail dans des conditions épouvantables de l’aube jusque tard dans la nuit avec des rations nettement insuffisantes, les ordres absurdes et criminels, la malnutrition chronique, les exécutions sommaires, ainsi que les séances régulières de « rééducation » censées les affranchir de leurs anciens travers bourgeois, de leur individualisme et de leurs vices impérialistes.

La société, voulue égalitaire selon les bons vœux de l’implacable Angkar, est divisée arbitrairement en 3 castes : les « Nouveaux » (c’est-à-dire les ex-citadins, souvent instruits, désormais contraints aux travaux forcés dans les rizières et les forêts), les « Anciens » (les paysans traditionnels parmi lesquels les Khmers rouges recrutèrent leurs premiers soutiens) et l’armée khmère rouge qui diffuse la bonne parole de l’Angkar aux visées vaguement génocidaires. Yathay et les siens vont faire les frais de cette ségrégation sévère.

« Les Khmers rouges à dessein, enveloppaient toujours de mystère leurs actes de répression. Ils accomplissaient leur sale besogne en secret, tandis qu’en public, ils parlaient toujours poliment, même dans les pires moments, préméditant la mort avec une courtoisie inaltérable. » (page 176)

Relatant l’histoire vécue par l’auteur, qui fut le seul de sa grande famille à survivre à cette éprouvante époque, Tu vivras mon fils décrit ce processus par lequel l’Angkar impose ses diktats à toute une population – de plus en plus rétive – et les moyens trouvés pour s’en prémunir (la soumission pour ne pas se faire remarquer et échapper ainsi à la foudre des bourreaux, une forte aptitude au changement**, le troc avec les « Anciens » pour ne pas mourir de faim, le silence pour masquer son identité et ne pas se faire froidement exécuté dans la forêt à coups de gourdin, la solidarité familiale pour garder le moral, l’astuce pour réaliser de faux laissez-passer grâce à un stylo-bille savamment conservé, le courage de résister afin de sauver sa peau coûte que coûte et pouvoir témoigner des horreurs perpétrées, la prière***, la fuite avec la frontière thaïlandaise en point de mire…).

« Au cours du 3ᵉ trimestre 1976, rien ne changea. Les gens continuaient à mourir. Les Anciens disaient que le riz ne manquait pas, mais que les Khmers rouges voulaient nous faire mourir de faim. En effet ce procédé était relativement explicite. Je me souviens d’un officier, lors d’une réunion politique, qui nous adressa des paroles particulièrement glaçantes :

- Dans le nouveau Kampuchea, un million de personnes suffisent pour continuer la révolution. Nous n’avons pas besoin du reste. Nous préférons tuer dix amis plutôt que de garder un ennemi en vie. » (page 249)

On regrettera juste que le contexte géopolitique (certes compliqué) qui rend possibles le surgissement puis l’hégémonie de l’Angkar ne soit pas plus approfondi****. Après quelques recherches entreprises par votre dévoué chroniqueur apparaissent pourtant des faits assez déterminants. La France a ainsi dominé la péninsule indochinoise (composée du Laos, du Tonkin, du Cambodge, de la Cochinchine et d’Annam) grosso modo de 1862 à 1954. Aucun élément ne permet d’affirmer que cette période s’étalant sur presque un siècle ait été propice tant à la réduction des inégalités qu’à la réalisation du progrès social des régions concernées. Le sort des Indochinois passait largement après les intérêts de la balance commerciale entre cette colonie et la métropole. Les « avantages » de la colonisation si on peut dire ne concernaient donc qu’une toute petite partie de la population. Puis l’indépendance a été acquise dans la douleur et la souffrance. Seule la raclée subie à Điện Biên Phủ******, face aux forces du Việt Minh (d’obédience plutôt communiste et soutenue par la Chine et l’URSS), en avril-mai 1954, a pu mettre fin à la domination de la France qui menait une guerre assez sale******* pour conserver la mainmise sur ces territoires. Dans ce contexte de décolonisation et de Guerre froide, apportant à leur tour leur lot de violences, ce fut aux Américains d’entrer en scène pour tenter de profiter de la retraite penaude des Français. « Pendant les cinq ans que va durer la République khmère (1970-1975), on estime entre 600 000 et 700 000 le nombre de victimes des multiples sources de violence liées à la guerre : bombardements américains, affrontements entre armées régulières, actions de la guérilla et pogroms anti-vietnamiens. La production de céréales passe de 3 951 000 tonnes en 1970 à 705 000 tonnes en 1974, soit une baisse de 82 % ; le bétail est lui aussi laminé. » (Wikipédia, article « Histoire du Cambodge », « Lon Nol et la République khmère »). C’est sur ce terreau chaotique que les Khmers rouges construiront leur popularité.

* L’argument donné paraît cela dit plausible pour les habitants, tant il est vrai que « entre 1965 et 1973, les B-52 américains larguent 2 756 941 tonnes de bombes, avec une intensification dans les derniers 6 mois. Le Cambodge est le pays le plus bombardé de l’histoire selon l’historien Ben Kiernan. » (Wikipédia, article « Histoire du Cambodge »)

** L’Angkar pousse assez loin la notion de flexibilité au travail – notre bonne ministre du Travail Muriel Pénicaud devrait peut-être en prendre de la graine…

*** Neak mo puthir yak. Meak a-uk, meak a-uk, meak a-uk. « Mais cela ne t’aidera que si tu t’aides toi-même », ajoute son père à propos de ce mantra en sanscrit non traduit (page 164).

**** Par exemple, la seule allusion à l’époque coloniale laisse songeur. « Il nous fallut deux longues heures, immergés dans cette marée humaine, pour couvrir les quelques trois kilomètres qui nous séparaient de Psar Silep, le quartier résidentiel situé près du fleuve. Nous nous trouvions dans le centre, le quartier le plus coté de la capitale ; larges rues plantées d’arbres, villas de style colonial français. Cette ville ouverte, étendue, offre beaucoup d’espace aux arbres et aux jardins entre les tristes bâtiments de verre et de béton. » (page 34)

***** « Le premier recensement de 1921 dénombre 2,3 millions d’habitants. En 1937, le Cambodge ne dispose toujours pas d’un enseignement secondaire digne de ce nom : les Khmers de famille aisée doivent aller passer leur baccalauréat à Saïgon. En 1937, on compte 631 étudiants inscrits à l’université indochinoise de Hanoi. Parmi eux, trois seulement sont cambodgiens. » (Wikipédia, id.)

****** « Ce fut la bataille la plus longue, la plus furieuse, la plus meurtrière de l’après Seconde Guerre mondiale, et l’un des points culminants des guerres de décolonisation. On peut estimer à près de 8 000 le nombre de soldats vietminh tués pendant la bataille et à 2 293 celui des tués dans les rangs de l’armée française. Une fois le cessez-le-feu signé, le décompte des prisonniers des forces de l’Union française, valides ou blessés, capturés à Diên Biên Phu s’élève à 11 721 soldats dont 3 290 sont rendus à la France dans un état sanitaire catastrophique, squelettiques, exténués. Il en manque 7 801. Le destin exact des 3 013 prisonniers d’origine indochinoise reste toujours inconnu. » (Wikipédia, article « Bataille de Diên Biên Phu »)

******* « Le bombardement de Haïphong le 23 novembre 1946, parfois appelé incident de Haïphong, est une action militaire entreprise par l’armée française. D’après Paul Mus, conseiller politique de Leclerc, citant l’amiral Robert Battet, il y aura 6 000 morts. D’autres sources avancent de 300 à 20 000 victimes, principalement des civils. » (Wikipédia, article « Bombardement de Haïphong »)

Tu vivras mon fils, de Pin Yathay (avec la collaboration de John Man), traduit de l’anglais par Laura Contartese, éditions Archipoche, Paris, 2019, 408 pages, 7,95 €.

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