La Serpe, de Philippe Jaenada : une histoire de procès spectaculaire et de voisinage érodé par des inégalités criantes.
L’empereur de la parenthèse, le maestro rigolo de la digression avec passion et sans modération revient avec La Serpe. Sautillant de considérations sur sa vie de famille (avec sa femme Anne-Catherine et leur fils Ernest) en alinéas sur sa vie d’écrivain, sur des anecdotes dans des festivals, voire sur l’ouvrage qu’il consacra à Pauline Dubuisson* (1927-1963), ou bien en clins d’œil à ses prouesses passées de célibataire viril, Jaenada nous ramène donc en 1941, dans une France qui endure une occupation qui, « si elle est lourde, reste correcte » (page 165), pour reprendre l’euphémisme du ministre collaborationniste François Darlan (1881-1942). Au cœur de La Serpe, un fait divers abominable : 3 cadavres sont retrouvés, le samedi 25 d’octobre 41 au matin, au rez-de-chaussée de l’épais château périgourdin des Girard, par le fils de cette richissime famille, Henri Girard, qui dormait à l’étage et n’a rien entendu lorsque son père, sa tante et la bonne se faisaient copieusement étriper.
Replongeant dans des documents oubliés (aidé en cela par Sylvie et Françoise qui bossent aux Archives départementales de la Dordogne), le romancier nous fait revivre minute par minute les conditions qui ont abouti à ce drame, dressant un portrait des différents protagonistes, et notamment de ce jeune Henri, libre-penseur pas dénué d’excentricité, fêtard qui « abhorrait la misogynie et la domination masculine » (page 331), décrivant ensuite la scène du crime, puis les premières constatations opérées par des enquêteurs (sans doute trop expéditifs ou émotifs) qui vont élaborer un dossier à charge. À la lecture de celui-ci, Henri Girard apparaît ainsi comme le coupable tout désigné. Il avait besoin d’argent, était parfois colérique, s’était servi les jours précédents d’une serpe empruntée aux métayers voisins qui sont également les gardiens du château, installés dans une pauvre masure à l’entrée du parc. Et surtout, les portes du château étaient fermées – abandonnant 3 cadavres derrière lui, le coupable aurait refermé à clé en partant ? Alors, Henri risque la guillotine (en 1941, cet instrument n’a pas encore été remisé au musée des outils de terreur inutiles). Le procès est retentissant – et nous amènera à reconnaître combien disposer d’une défense excellente doit demeurer un fondamental pour l’exécution d’une justice équitable et, accessoirement, éviter l’exécution de suspects dont l’innocence est toujours possible, quoi que soutiennent les tenants de la peine capitale, la police et le parquet. En l’occurrence, Henri Girard requerra les services de Maurice Garçon (1889-1967), un as du barreau, le meilleur de l’époque en la matière – et un ami de la famille qui plus est.
Jouant avec le lecteur, étudiant les correspondances entre Henri Girard et ses proches, décortiquant les faux témoignages, mettant en lumière les failles nombreuses (et presque pittoresques à force d’accumulation) d’une enquête menée avec un amateurisme digne d’une DGSI s’en prenant aux épiciers de Tarnac, épluchant avec minutie le dossier du triple assassinat du château d’Escoire, Jaenada livre un docte ouvrage sur la Vérité et les chemins qui y conduisent, les impasses qui égarent et les pièges qui nous en éloignent – avec des conséquences possiblement funestes, puisque, dans ce cas précis, Henri Girard risqua sa tête (et il n’en avait qu’une – même si, après ce procès à rebondissements et dix-neuf mois de prison, il bénéficiera d’une autre vie, digne d’un roman justement, foisonnante, notamment sous le nom de Georges Arnaud, à qui l’on devra le roman Le Salaire de la peur, largement inspiré de ses propres aventures en Amérique du Sud, qui sera adapté au cinéma par Henri-Georges Clouzot (1907-1977)).
La Serpe, c’est aussi une étude sur la « fracture sociale » ou plutôt sur ce gouffre large et béant ouvert entre la classe possédante, riche à millions, qui occupe des châteaux, mène grand train, fréquente les coulisses du pouvoir (ici, le gouvernement de Vichy), représentée par Henri, et cette classe misérable qui se tapit aux abords de ce même luxueux château aux lourds murs ornés de portraits (où des pendentifs en platine sont négligemment posés sur des rebords de cheminée), aux ordres des châtelains, qui n’a pas accès à l’électricité, et qu’on peut imaginer, dans son gourbi, dévorée par la rage et l’envie.
La Serpe, un passionnant roman-enquête de Philippe Jaenada, Julliard, Paris, 2017, coll. « Points », 650 pages, récompensé à fort juste titre par le prix Femina 2017.
* La Petite Femelle (Julliard, Paris, 2015, 706 p.).