Portrait Travelling #2 : Moumen Smihi, mémoires d’une Tanger cosmopolite

L’Imprimerie poursuit sa série de portraits de cinéastes marocains, dans le cadre du festival Travelling. Né à Tanger en 1945, Moumen Smihi a traversé la deuxième moitié du vingtième siècle, des deux côtés de la Méditerranée. Au fil de son parcours, il raconte : « J’ai eu la chance de vivre des révolutions importantes, à la fois dans mon existence, dans ma formation et dans ma production ».

 

La première d’entre elles est sans doute la découverte du cinéma populaire pendant son enfance à Tanger, ville alors particulièrement cosmopolite du fait de la présence administrative d’une quinzaine de pays, France, Espagne, Angleterre, Italie, États-Unis…  chacun d’entre eux représenté par son centre culturel et ses salles de cinéma. C’est ainsi que le jeune Smihi entre en contact avec l’image projetée : « À l’époque le monde entier s’invitait à Tanger par le biais des films : il y avait une circulation des langues, des cultures, des musiques, des drames, des passions… tout ça débarquait dans les salles de cinéma! »

Moumen Smihi © Sarah Salem

Moumen Smihi © Sarah Salem

 

 

Puis, adolescent, il découvre par l’intermédiaire du lycée français le cinéma des grands réalisateurs, étudie la philosophie à Rabat, et part ensuite à Paris étudier le cinéma. Il y vit une nouvelle révolution : celle de la découverte des sciences sociales, de la sociologie, de l’anthropologie, de la linguistique et surtout de la psychanalyse. Sa passion pour ces thèmes se ressentira à travers toute son œuvre. Puis c’est Mai 68 et la révolution des mœurs, des rapports humains, de la sexualité. C’est nourri de toutes ces influences qu’il tourne son premier court-métrage, Si Moh Pas-de-Chance, récompensé en 1971 par le Grand Prix d’expression française de Dinard, avec au jury Jacques Tati, Jean Rouch et Henri Langlois, faisant de lui le premier cinéaste africain à être primé en France dans une compétition internationale.

On comprend alors mieux les mouvements qui guident les trois films semi-autobiographiques qui composent sa « trilogie de Tanger », qui raconte l’histoire d’une enfance avec Le gosse de Tanger, d’une adolescence avec Les hirondelles, et d’une jeunesse avec Tanjaoui. C’est selon les termes de Smihi « l’éducation sentimentale d’un jeune musulman, dans une ville interlope ». Tournés entre 2005 et 2013, les trois films immergent le spectateur dans le Maroc des années 60, auprès de Larbi Salmi, jeune Tangerois assoiffé d’indépendance qui, véritable Werther en proie à mille tourments intérieurs, finit par jeter traditions et religion aux orties pour se dédier corps et âme à l’amour, aux passions littéraires, aux rêves de voyages et aux luttes pour la justice.

 

Tanjaoui (2013)

Tanjaoui (2013)

 

L’intérêt du cinéaste est de comprendre ce qui se joue dans toutes ces contradictions, d’un point de vue anthropologique : il questionne « l’affect culturel », se demande ce qui fait que l’on aime une culture, mais aussi comment dénoncer ses excès, ses échecs : « Je suis clair sur mon point de départ et sur mes outils : je ne choisis pas la croyance religieuse, je choisis la science et les arts, l’émotion artistique pour approcher ces contradictions. » Comme dans les sciences sociales, il s’agit de ne pas nier les subjectivités, d’introduire le facteur de l’affectivité, pour comprendre sa propre culture et la transmettre au public. Plutôt que de faire des films à message politique, frontalement contestataires, Smihi prend le parti d’un travail sur la forme : « La révolution est d’abord intellectuelle, artistique, formelle. Bien sûr que nous devons dénoncer, mais nous devons le faire avec les instruments de la modernité. »

 

Et sur ce point, à 75 ans, le cinéaste affiche un certain optimisme concernant le futur de la création au Maroc et dans le monde, et ce malgré la montée des intégrismes : « Avec les nouvelles technologies, les réseaux sociaux, les festivals de web-séries, plus rien ne peut être comme avant. Ce grand flux de la nouvelle génération est porteur de nouveaux désirs, qu’on ne peut ni prévoir, ni arrêter ». Peut-on alors espérer d’autres printemps culturels dans les pays arabes ? En guise de réponse, et comme au temps de 68, Moumen Smihi reprend une phrase de Mao : « Pas un, pas deux, pas trois, mais cent printemps ! »

 

Retrouvez les films de Moumen Smihi dans le programme du festival Travelling, du 07 au 14 février.

 

 

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