« Noter ce que l’on voit. Ce qui se passe de notable. Sait-on voir ce qui est notable ? Y a-t-il quelque chose qui nous frappe ? Rien ne nous frappe. Nous ne savons pas voir.
Il faut y aller plus doucement, presque bêtement. Se forcer à écrire ce qui n’a pas d’intérêt, ce qui est le plus évident, le plus commun ; le plus terne. (…)
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Jusqu’à ce que le lieu devienne improbableJusqu’à ressentir, pendant un très bref instant, l’impression d’être dans une ville étrangère, ou, mieux encore, jusqu’à ne plus comprendre ce qui se passe ou ce qui ne se passe pas, que le lieu tout entier devienne étranger, que l’on ne sache même plus que ça s’appelle une ville, une rue, des immeubles, des trottoirs… » Espèces d’espaces, Georges Perec, Galilée 1974
Georges Perec (1936-1982 pour vous situer dans l’espace temps) connu pour La Disparition ou W ou le souvenir d’enfance, s’est souvent amusé, en bon membre de l’Oulipo, à recouper des descriptions de lieux notamment dans Tentatives d’épuisement d’un lieu parisien (1975).
Anna Mermet, plasticienne, s’est elle aussi amusée en reprenant l’idée à sa manière par la technique du dessin. Épuiser un lieu, trouver de nouveaux points de vue et les représenter. Le résultat, une série de planches et quelques ouvrages suspendus qui étaient présentés au mois d’octobre à la libraire du Chercheur d’art (Rennes). L’occasion d’aller y faire un tour, de prendre des photos et de poser quelques questions à l’intéressée.
■ Anna, peux-tu nous parler de la démarche de cette exposition et de sa finalité (si elle en a une !) ?
Anna : Cette exposition s’est construite autour du lieu dans lequel elle a été présentée. Cette petite salle d’exposition au sous-sol d’une librairie (ndl : Le Chercheur d’art, Rennes) m’intéressait en tant qu’espace de passage. En partant d’un livre de Perec, Tentative d’épuisement d’un lieu parisien, j’ai décidé de reprendre à mon compte la démarche de l’auteur.
Au cours du mois de septembre, j’ai donc réalisé 13 dessins dans la librairie, pendant des séances quotidiennes d’une à deux heures. Au fil des séances, je prenais des notes sur un petit carnet, pour témoigner du passage des gens, des bruits qui m’entouraient. Cette démarche artistique n’est pas nouvelle dans ma pratique. En 2009, j’avais déjà élaboré un travail similaire, dans un atelier à Brest. Cette exposition m’a permis de montrer ces travaux très proches, et de les réactualiser, à travers le « palimpseste » sur le livre de Perec.
En effet, le livre de l’auteur est détourné, il devient le support d’une série de dessins racontant un temps passé dans un lieu. Une collection se construit petit à petit, avec autant de lieux dessinés que de livre détournés. Pour le moment, il n’y a que deux numéros, mais je reste à l’affût de nouveaux lieux !
■ Quels ont été tes sujets de détournements et combien de temps es-tu restée sur place pour les représenter ?
Anna : L’exposition s’appelle « Tentatives d’épuisements et autres détournements », parce qu’en effet, en plus du travail réalisé sur place, on y voit aussi un projet réalisé dans un atelier à Brest, en 2009. Un livre de 100 pages, remplis sur une période de 6 mois.
Un autre détournement est exposé. C’est une série de 30 dessins de mon bureau (une petite étagère). avec une fréquence d’un dessin par jour, pendant un mois. Ce livre renvoie directement à un autre livre de Georges Perec, Penser Classer, où l’auteur interroge notre rapport au classement. Ce travail, qui est une édition non reliée sur papier calque, se nomme d’ailleurs « des pensées déclassées ».
■ Quelles techniques de dessin as-tu utilisées ?
Anna : Je travaille presque toujours avec les mêmes outils : la plume et une encre brune : le brou de noix. Les caractères dactylographiés sur les livres sont imprimés avec un tampon, ce qui trouble souvent le spectateur, puisqu’il ne sait plus ce qui est d’origine, et ce que j’ajoute.
■ En partant d’un livre et en représentant des ouvrages, notamment dans la librairie du Chercheur d’art, finalement tu t’amuses d’une certaine mise en abime visuelle ? quel a été ton jeu le plus plaisant dans cet exercice ?
Anna : Dans cette pratique graphique, il y a une exploration visuelle digne des meilleurs voyages ! C’est une manière d’apprivoiser un lieu, et j’aime que le dessin puisse révéler l’aspect sculptural des bibliothèques, des livres, des objets. Par contre, le fait de re-dessiner mes propres dessins était une expérience nouvelle pour moi. À la fois plaisante, mais aussi un peu démoralisante : c’est le meilleur moyen de voir les failles et les défauts d’un dessin !
■ Ton travail s’axe beaucoup sur l’écriture, le rapport aux livresÀ; es-tu également auteur ou tu t’arrête uniquement sur le travail plastique ?
Anna : J’écris un peu, mais je ne me considère pas comme un écrivain. Je suis plasticienne, et en tant que telle, il me semble normal d’utiliser et de détourner des pratiques que je ne maîtrise pas totalement. Les mots sont une matière première, tout comme la peinture, les objets, etc.
■ Quel est le dernier livre que tu as lu et que tu conseillerais à celui qui lit cette interview ?
Anna : Bon, je crois qu’il serait redondant de conseiller Perec, en même temps, c’est un écrivain qui s’est permis énormément de choses, et chacun de ses livres à son intérêt pour différentes raisons. Il faut lire son roman La vie mode d’emploi… Mais dernièrement j’ai lu un livre d’un auteur que je ne connaissais pas, Be-bop de Christian Gailly… pour les amateurs de jazz, c’est à découvrir !