La ville-sans-nom – Marseille dans la bouche de ceux qui l’assassinent, par Bruno Le Dantec

La ville-sans-nom – Marseille dans la bouche de ceux qui l’assassinent, par Bruno Le Dantec : un ouvrage passionnant sur la guerre faite aux pauvres.

« [les juifs ainsi que] les repris de justice, les souteneurs, les clochards, les vagabonds, les gens sans aveu, toutes les personnes dépourvues de cartes d’alimentation, (…) les étrangers en situation irrégulière, les expulsés autorisés, toutes les personnes ne se livrant à aucun travail régulier depuis un mois. » (instructions aux services de police pour la rafle des 21 et 22 janvier 1943, cité par Robert Mencherini dans Midi Rouge, ombre et lumière – Une histoire politique et sociale de Marseille et des Bouches-du-Rhône de 1930 à 1950, Syllepse, 2011) (page 57)

533x800_La-ville-sans-nom_Le-DantecMarseille est le sujet de ce petit livre féroce et impertinent. Bâtie sur la côte méditerranéenne, Marseille de mémoire d’hommes a toujours été un carrefour où se mêlent les influences africaines, maghrébines, moyen-orientales, continentales, provençales, etc. Ce cosmopolitisme qui rassemble les voyageurs de tous les horizons, qui s’organisent et prennent racine dans les quartiers populaires n’est pas du goût de tout le monde. Louis XIV, l’occupant allemand durant la Seconde Guerre mondiale, ou, plus proches de nous (dans le temps, s’entend), le maire Jean-Claude Gaudin (soutenu par le FN) ou l’éditorialiste Christophe Barbier (connu pour son écharpe rouge et les idées réactionnaires qu’il dégaine comme des évidences sur tous les plateaux télé où il a son rond de serviette et bénéficie de la connivence de ses pairs), font ainsi partie de ceux qui auront souhaité policer, épurer Marseille. Raser des quartiers ; privilégier la gentrification ; stigmatiser les petits commerces populaires dont les tenanciers sont issus de l’immigration ; laisser se délabrer des immeubles aux mains des marchands de sommeil et autres spéculateurs dénués de scrupules jusqu’à l’effondrement et la mort d’hommes et de femmes ; faire intervenir les forces de l’ordre pour réprimer les mouvements sociaux ; subventionner sans limite les usines à gaz favorisant la promotion d’un Marseille attractif pour les CSP+ plutôt que remettre en question l’implantation d’une usine Altéo qui rejette depuis des décennies ses boues rouges dans les eaux d’un parc naturel ; réhabiliter des quartiers au détriment des habitant·es et à rebours de leurs aspirations ; transformer la Canebière canaille en galerie commerciale bling-bling : tout un arsenal de moyens policiers, urbanistiques, politiques, économiques, touristiques, publicitaires pour rendre Marseille plus présentable, plus rentable, plus bourgeoise.

« Il ne faut pas envoyer l’armée combattre dans ces quartiers, mais l’y installer, gendarmes en tête. C’est par la présence au quotidien des serviteurs les plus dévoués de la République que les zones de non-droit retrouveront une vie normale. » (Christophe Barbier, L’Express, 5 septembre 2012) (p. 77)

La ville-sans-nom – Marseille dans la bouche de ceux qui l’assassinent de Bruno Le Dantec, avec malice et force brèves de la presse du cru ou nationale archivées méticuleusement, récapitule les nombreux combats qui émaillent cette longue histoire d’idéologies contraires qui s’affrontent dans la cité olympienne. Ça fait du bien de lire une analyse englobant les luttes passées et présentes – et vraisemblablement futures – et montrant les effets directs sur les populations locales des politiques délétères menées. Nota bene : Cet ouvrage n’est pas sans rappeler cet autre, consacré à une balade historico-politique, stimulante et nostalgique, un jour d’émeute, à travers la ville ligérienne, Nantes ville révoltée – Une contre-visite de la Cité des Ducs, par Contre Attaque. Voire cet autre : Rennes une histoire populaire, de Flavien Mignaud, illustré par Vincent Normand. Et mon petit doigt me dit que ces luttes ne sont pas à la veille de s’éteindre. Au-delà d’une vaste galaxie contestataire et d’une inoxydable combinatoire de pratiques sociales populaires, on peut compter sur CQFD, mensuel de critique et d’expérimentation sociales d’où émanent les éditions du Chien Rouge, pour continuer à porter la plume dans la plaie, pour promouvoir les bonnes habitudes solidaires carnavalesques aussi indomptables qu’irrévérencieuses, ou pour enrayer les vomitifs processus oligarchiques, racistes, mafieux, condescendants, voire nazis, dont cet opuscule énumère maintes incarnations puantes et moult avatars qui méritent donc mille fois d’être ainsi brocardés.

« Ils sont nourris matin, midi et soir ; et ils sont logés. Alors peut-être qu’ils ont des croissants et ils ne savent pas ce que c’est ! » (Jean Montagnac, président LR du conseil du territoire, à propose des sinistrés de la rue d’Aubagne relogés à l’hôtel et ayant exprimé leur inconfort, Marsactu, 11 décembre 2018) (p. 92)

La ville-sans-nom – Marseille dans la bouche de ceux qui l’assassinent, par Bruno Le Dantec, éditions du Chien Rouge, Marseille, mai 2024, 10 €, 160 p.

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