Barge par HK : un récit sur la folie, ses affres et ses joies.
« Je n’arrive pas à savoir si c’est game over ou palier 2 du jeu. C’est mon père qui débarque, il est tendu, je crois qu’ils ont dû prévenir la gendarmerie de ma disparition. Trajet retour dans le silence. On passe par la maison, puis j’atterris à l’accueil des urgences de l’HP de Dijon, la médecin qui me reçoit a les yeux bleus menthe glaciale, je lui demande si elle fait de l’hypnose, j’ai bien l’impression que le jeu continue finalement.
Je vais passer un mois et demi dans cet hosto. » (page 60)
Avec Barge, journal de bord d’une psyché malmenée, HK nous offre un panorama précis, touchant, intime de ce que peut-être le quotidien tourmenté d’une jeune femme qui entend des voix et qui a des réactions très perturbantes lorsqu’elle fume des joints – ce qu’elle adore faire au demeurant, avec des camarades qu’elle rencontre lors de sommets alternatifs internationaux, ou dans ces squats, à Dijon ou Berlin, qu’elle fréquente avec passion et où elle approfondit sa connaissance des milieux anarchistes pratiquant l’autogestion. Empêtrée dans les méandres de sa pensée, HK va plonger assez profondément (ou s’envoler assez haut) dans des univers à part, inventer un langage incompréhensible, avoir des comportements, sexuellement désinhibés, qui la mettent en danger. Et qu’elle décrit dans ce récit à la première personne.
« Être au contact du sol, soumise aux éléments, voir la végétation croître, faire travailler ses muscles, tout cela me permet petit à petit de réintégrer mon enveloppe corporelle. » (page 70)
Sa famille, le maraîchage, des groupes de soutien, des médocs, l’écriture, vont l’aider à ne pas vriller complètement.
« Je voulais être l’anarchipute (coucher pour convaincre, attentats d’amour libre, les laisser entrer dans mon antre messianique, procurer plaisir et bonheur ; les aimer tous et toutes leur faire l’amour ; atteindre d’autres sphères, participer à la propagande de l’Amour Universel ; ou devenir pute et verser les bénefs à la cause de l’Anarchie, aux divers mouvements, etc.) » (page 85)
« relation disons “intime”, allant du roulage de pelle au rapport sexuel, avec 32 personnes en 2002 (…) cacophonie des contacts » (page 86)
« Je me balade dans le village, sonne à un couvent, pour dire à la bonne sœur qui m’ouvre que “le sang du Christ coule en moi”, que je dois rentrer dans les ordres. “Ah désolée, c’est pas comme ça que ça se passe”, elle me répond en fermant le portail. » (pages 96-97)
Crûment, sans fard, partageant ses notes, parfois confuses, désespérées, éminemment lucides ou fendards, prises à l’époque, HK raconte ces errances et ces prises de risques qui se terminent à l’hôpital général de Dijon.
« Je reste à la Maison Matisse d’octobre 2002 à avril 2003, 6 mois, suffisamment pour faire des autres “résidents” quelque chose comme des potes et des allié·es.
Ça fait un bien fou de partager nos vécus de l’institution, ses non-sens, sa vacuité, de mettre en mots la colère contre les médocs et leurs prescripteurs, contre le chantage à la permission, les micro-humiliations, de dire le ras-le-bol du couvre-feu, de toutes ces injonctions au retour à l’ordre, quand on aimerait tant qu’à l’intérieur ça puisse bouillonner à nouveau. » (page 100)
Le voyage dans la tête d’une étudiante en sciences po qui s’est un temps prise pour une messie douée de super pouvoirs assez encombrants, télépathiques ou autres, nous aide à mieux comprendre les folies de notre monde actuel. Comment sont traitées les personnes inadaptées, pour x raisons, à notre société dont les voix qui priment sont le plus souvent celles des patrons ? Pourquoi certains cerveaux se mettent à débloquer ? Quelles sont les anomalies, les monstruosités, les excès qu’on tolère – voire qu’on cite en exemple – et les déviances qu’on aura tendance à réprimer (en recourant à des cachetons, la marginalisation ou des hospitalisations de longue durée) ?
« Les discussions avec toi étaient super dures : on ne savait jamais ce que tu écoutais, ce que tu comprenais, au milieu d’une phrase tu pouvais décrocher et partir autre part. C’était impossible (ou presque) que tu prennes en compte ce qu’on te disait. Il s’est passé des choses qui ne sont pas acceptables ou supportables dans les Tanneries [squat dijonnais autogéré et occupé depuis 1998], comme le fait de toucher des gens sans qu’ils le veuillent, d’être super présente physiquement auprès de certaines personnes, de ne pas respecter l’intimité (rentrer dans les chambres par exemple), de se coucher avec une personne qui ne l’a pas choisi… (…)
Du coup en ce moment aux Tanneries on a beaucoup parlé de toi et de ta présence, on a eu des discussions très fortes par rapport à tout un tas de choses (tenter des analyses, la folie c’est quoi ? Et c’est qui ? C’est pas que toi, c’est nous aussi, c’est tout le monde à des degrés divers). On a vécu des moments et des discussions émouvants, touchants. Pour moi, ça a été énorme cette situation. (Lettre de Marion adressée à HK postée le 3 septembre 2004) » (pages 149-151)
Complété par des annexes (sites ressources comme Zinzin Zine, bibliographie sur la folie, podcasts, etc.), ce texte d’HK, très fort, à l’épilogue heureux, initialement paru dans les colonnes du journal d’expérimentation et de critique sociale marseillais CQFD, apportera un peu de lumière à toutes celles et ceux qui portent en elleux une fêlure, qui marchent au bord d’un gouffre, qui sont aux prises avec des démons intérieurs plus ou moins indomptables ou qui, tout simplement, ont toutes les raisons du monde de s’intéresser aux déraisons, plus ou moins marquées, de leurs congénères en liberté ou encagés.
« 4 août 2010. Cévennes.
Mon groupe de pairs affinitaires ces dix dernières années, les personnes avec qui je me sens vraiment bien sont : les fous ! Parce que par elleux, je ne me sens pas jugée. » (page 189)
Barge par HK, éditions du Chien Rouge, Marseille, 2023, 212 pages, 12 €.