Des grands crus au goût de misère

L’été est là, les vacances aussi pour certaines personnes, pour bientôt pour d’autres, la période propice aux bons dîners avec du vin, ou partir faire de l’œnotourisme. L’occasion de (re)lire Les raisins de la misère, l’enquête de la journaliste Ixchel Delaporte sur « le couloir de la pauvreté » au cœur des luxueux châteaux bordelais.

 

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« C’est la lecture de la note austère de l’Insee Aquitaine datant de juin 2011, intitulée “Pauvreté en ville et à la campagne, plus intense de la pointe du Médoc à Agen”, qui m’a conduite jusque dans le Bordelais. […] L’expression “couloir de la pauvreté” se justifie bien : il débute dans le Haut Médoc, descend le long de la Gironde, et passe sur la rive droite de l’estuaire à la hauteur de Blaye. Il embrasse ensuite le Libournais, le Sauternais et le Langonais, avant de terminer sa course et de se refermer à Agen et Villeneuve-sur-Lot. »

Ixchel Delaporte est journaliste à L’Humanité, et s’intéresse à diverses questions de société dont ce « couloir de la pauvreté » qu’elle a commencé à explorer en 2015. Elle a rencontré des personnes travaillant ou ayant travaillé dans la vigne, seul secteur professionnel accessible dans la région, surtout pour celles n’ayant pas les moyens de se rapprocher de Bordeaux, le réseau ferroviaire étant défaillant. Toutes sont pauvres, soit mal payées, mal indemnisées ou au RSA. Toutes usées par les métiers de petites mains qui brisent le corps parfois jusqu’à la paralysie ou la mort, due aux produits phytosanitaires nocifs que les grands propriétaires dissimulent tant bien que mal sous leur vernis prestigieux. Il y a aussi l’alcoolisme qui fait des dégâts, arrosé aux vins bas de gamme et pas chers du coin comme ceux du groupe Castel (Baron de Lestac le « vin de Bordeaux le plus vendu en France » ou Batiste de Vignac « destiné à un public féminin », stratégie marketing sexiste démontée par Audrey Martinez), les logements insalubres aux loyers indécents appartenant à des viticulteurs et la faim.

la « Life in Médoc » (vie dans le Médoc) mise en scène sur le blog de Mimi Thorisson © Oddur Thorisson

La « Life in Médoc » (vie dans le Médoc) mise en scène sur le blog de Mimi Thorisson © Oddur Thorisson

« Mes questions aussi : pourquoi ces vins coûtent-ils si cher ? À qui appartiennent les propriétés ? Pourquoi les villages qui les entourent sont-ils si délaissés ? De quoi vivent leurs habitants ? Pourquoi les moyens de transport sont-ils peu développés ? Comment cohabitent ces vies que tout oppose et qui partagent pourtant le même territoire ? »

Cette vigne qui cause autant de souffrance dans l’ombre est aussi la fière vitrine d’une certaine France, de riches industriels friands de bons placements fiscaux (famille Rothschild, Pinault, Pierre Lurton de LVMH) et de propriétaires séculaires (Château Nairac à Barsac, bâti avec l’argent de la traite négrière), qui « font le marché du vin et fixent les prix dans le Bordelais », ou de l’autrice culinaire à succès Mimi Thorisson (chapitre 5 « Terroir sur papier glacé ») pour qui le Médoc n’est qu’une bulle champêtre et glamour aux antipodes de la réalité économique de la majorité de la population – qui peut encore moins s’offrir un de ses workshops. « Tout ce faste tient dans un mouchoir de poche. » Mais ce mouchoir se gorge des larmes et du sang de la grande détresse produite par cette industrie aux « méthodes héritées du régime féodal », d’où naissent les appellations françaises réputées que l’on retrouve par exemple dans la cave de l’Assemblée nationale – et les fameux dîners aux frais du contribuable des De Rugy.

Le débat « Transparence ! L’opacité des pratiques dans le vignoble français en question » pendant l’édition bordelaise du salon de vin naturels « Sous les pavés la vigne », le 25 mai 2019, auquel participent Ixchel Delaporte, Eric Morain, Alain Déjean et Pierre Carle.

Mais une résistance existe dans le Bordelais, comme la démarche d’Alain Déjean, à la tête du domaine Rousset-Peyraguet (chapitre 20 « Vin de niche »). Il a quitté l’appellation Sauternes en 2010 et crée un vin blanc liquoreux naturel et délicieux, prisé par les meilleures tables. Il fait le choix de s’impliquer pour de meilleures conditions de travail pour les humains et la nature, et replace au centre de la discussion leur survie mise en péril par les produits phytosanitaires toxiques épandus en masse.
Et puisque la saison s’y prête, voici une liste d’autres vigneron·ne·s de la région aux même méthodes de travail vertueuses, et dont les bouteilles ne coûtent pas une fortune : Paul Barre, Château Brandeau, Château Cornélie, Château Gombaude-Guillot & Satellic Wines, Château Mangot, Château Le Puy, Château Planquette, Château Pontet-Canet, Closerie des Moussis, Château Le Geai, Clos 19 Bis, Clos du Jaugueyron, Les Trois Petiotes, Vignobles Pueyo, et l’historique Château Barrail des Graves.

Rappel que l’abus d’alcool, aussi nature soit-il, est dangereux pour la santé et doit être consommé avec modération, de l’eau entre deux verres et à 16 degrés maximum. Quant au livre d’Ixchel Delaporte, il est à lire et faire lire sans retenue pour démystifier les étiquettes prestigieuses, et surtout ravageuses.

Ixchel Delaporte, Les raisins de la misère, éditions Le Rouergue, collection La Brune, paru le 3 octobre 2018, 176 pages, 18 €.
La journaliste est sur Twitter.

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