Le grand cahier, La preuve, Le troisième mensonge composent ce qu’on appelle « La trilogie des jumeaux ». Le premier tome est paru en 1986 et a été adapté au cinéma l’année dernière (2013) par Jànos Szàsz. Le deuxième parait 2 ans plus tard, tandis que le dernier opus est publié en 1991 et reçoit l’année suivante le Prix du Livre Inter.
L’auteure, Agota Kristof est d’origine hongroise où elle est née en 1935. Elle a fui son pays pour la Suisse en 1956 où elle y a vécu jusqu’à sa mort en 2011. Poète, dramaturge, romancière, il faut avouer que cette trilogie est probablement son meilleur tir.
Un livre dont on ne se libère pas, même une fois terminé.
3 tomes, minces, 180 pages chacun, qui se lisent d’une traite. Le genre de livre qu’on tient fermement jusqu’à ce que les paupières se ferment, qu’on le veuille ou non… qu’on reprend au petit-déjeuner, le lendemain matin, entre les miettes des tartines que l’on vient d’engloutir et le café qui refroidit. Qu’on emmène au boulot, pour y attraper, ici et là, lorsqu’une minute se libère, ne serait-ce qu’une phrase. Le genre de livre dont on ne se libère pas, même une fois terminé. Le genre de livre qui trimballe sans vergogne d’anecdotes en anecdotes, qui choque, qui tire des larmes, des vraies, qui secoue la cage thoracique et ce qu’il y a dedans. Et sans pour autant tomber dans le mélo, encore moins dans le pathos.
L’histoire ? Comment pourrais-je en dresser le cadre ? Vous dévoiler le contour de ce récit sans me perdre et surtout sans vous en dire trop ? Impossible ! Au mieux, je peux vous flanquer en Hongrie, sous la domination nazie et vous y faire vivre jusque dans les années 80. Voilà pour le cadre historique et géographique. Pour la ville, c’est simple, vous êtes tantôt dans la ville de S., tantôt de K., tantôt dans la Grande Ville. Situez ? Non ? Normal ! C’est une fiction, c’est un conte. Imaginé et réel à la fois.
Un trouble destin et un mystère impossible à percer.
C’est le destin des jumeaux Klaus et Lucas que l’on suit. Enfin, que l’on suit… Agota Kristof nous balade à sa guise, nous fait douter, chaque tome nous en apprend de nouvelles pour nous faire reconsidérer le précédent. Avec malice, ingéniosité. Il en faut pour que le lecteur ne s’emmerde pas à suivre un énième récit qui file le cours d’une vie qui traverse la deuxième moitié du 20e siècle, de la 2nde guerre mondiale à la chute de l’URSS. On l’a déjà vu, déjà lu… Rien à voir. Absolument rien à voir ! Nous sommes pareillement écroués dans la Grande Histoire, sans que celle-ci ne soit jamais tout à fait importante, nous sommes secoués par ses inlassables sottises mais finalement seulement rattachés à la vie de ces deux petits gars, à leur trouble destin, qu’un mystère paraît perturber et que nous tentons en vain de percer à jour. Le jour n’arrive qu’à la fin. Bien que, miettes après miettes, nous composons notre petit puzzle, que l’auteure n’hésite pas à foutre en l’air. Et c’est reparti pour se chauffer les doigts sur le bouquin, à tourner les pages aussi vite que l’on peut, à tourner les yeux de gauche à droite, de haut en bas.
C’est une série qui commence à dater, mais sérieusement c’est à lire et à relire. Sans aucun doute possible.
La maîtrise de l’imagination, du rythme et de l’émotion.
Agota Kristof est auteure de théâtre à l’origine. Elle a l’art de la forme et le goût de l’image. L’image simple qu’elle dessine humblement, pour laisser le spectateur/lecteur imaginer le reste. C’est naturellement qu’elle écrit alors sa petite trilogie, avec des mots simples, des phrases courtes, nettes. Qui maîtrise la simplicité dans l’écriture, maîtrise l’imagination, le rythme et l’émotion. J’en suis convaincu. Rien ne sert de mettre des touffes de mots pour combler ce que la tête pourrait aisément penser. Il faut avoir la science du silence. Un paysage n’est pas qu’un amas de choses qui s’accumulent, s’accouplent, se composent… c’est une émotion, un ressenti. Agota Kristof rempli l’espace comme il faut et préserve ses vides pour nous laisser rêveurs, trompés, spasmodiques, étonnés, larmoyants (pour les sensibles)…
Le premier volume est composé de chapitres courts. Très courts. Ce qui confère un rythme parfait à l’histoire. Ce qui convient aux saynètes qu’elle nous propose. Les deux autres livres sont découpés en chapitres un peu plus longs mais la cadence est sauve. De A à Z, ça coule impeccablement.
Je vais vous confier un petit secret, pour terminer. Les 10 dernières pages, je n’ai pas pu lâcher le livre des yeux. On m’aurait jeté un verre d’eau à la gueule que je n’aurais grimacé que quelques injures sans pour autant quitter ce satané livre des yeux. J’ai lu sans ne plus penser à rien. On ne réfléchit même pas pour se représenter telle ou telle maison, tel bourg, telle forêt… non. Tout vient tout seul. J’ai lu sans plus penser jusqu’à tourner, puis retourner la page finale, pour vérifier s’il ne se cachait pas une autre fin, un autre mystère, quelque chose qui me permette de continuer, qui me permette de ne pas laisser échapper les petites gouttes salées qui pendaient au coin de mes yeux. J’ai bien dû les retenir. Mais elles pendaient bel et bien. Je l’ai refermé ce troisième et dernier tome. Eh bien ça secoue un peu tout de même.