L’inconnu de la poste, de Florence Aubenas : quand crime, erreur judiciaire, vengeance aveugle, milieu interlope et acteur underground s’emberlificotent.
« Thomassin passe des week-ends et des vacances chez Jacques Doillon* et Jane Birkin, sa compagne à l’époque. “Leur milieu, leur notoriété paraissent sans importance pour lui. Il aime avoir l’impression d’être dans une famille”, relève un rapport de la Ddass. “Petit Criminel !” hurlent les autres quand il rentre au foyer. À Delta [nom de l'équipe de 6 jeunes du foyer de Seine-et-Marne où Gérald Thomassin a été placé], ils ont l’impression qu’un chromosome supplémentaire lui a été greffé, celui qu’aucun d’entre eux n’a jamais possédé : le chromosome de la chance. “Il donnait l’impression d’avoir été catapulté dans la stratosphère”, se souvient un ancien. On le jalouse, même Bonaventure [un bon ami de Thomassin, rencontré au foyer] quelquefois. » (pages 106-107)
Le réel est une mine d’or pour créer des scénarios improbables et rocambolesques. En racontant l’histoire tragique de Catherine Burgod, guichetière à la Poste assassinée de 28 coups de couteau, un matin de décembre 2008 où elle venait d’ouvrir le bureau de poste, dont elle est l’unique employée, dans le petit village de Montréal-la-Cluse (Ain) où tout le monde connaît tout le monde, la reporter Florence Aubenas ne s’y trompe pas, habituée qu’elle est à explorer certains pans un peu tristounes de la société contemporaine (cf. l’enquête où elle se glisse dans la peau d’une agente d’entretien, in Le quai de Ouistreham, Éd. de l’Olivier, 2010).
Vedette de cinéma camée et excentrique dont l’enfance a été saccagée par des maltraitances restée impunies, fille de notable bien sous tout rapport qui roule en Mini Cooper noire au toit blanc, gendarmes tenaces et obtus, Rmistes alcooliques, vallée industrielle désenchantée consacrée à la production de plastique… Tous les ingrédients d’un bon polar à la Claude Chabrol sont réunis. On y croise même l’avocat pénaliste Éric Dupont-Moretti** sollicité par l’actrice Béatrice Dalle pour défendre l’acteur Gérald Thomassin – césarisé pour son rôle dans Le petit criminel de Jacques Doillon sorti en 1990 puis qui tournera dans une vingtaine de films grâce à son agent Dominique Besnehard***– pour l’heure victime d’une rumeur insistante et dans le collimateur des fins limiers qui seront sur l’affaire des années durant et ont besoin d’un coupable. Or Gérald Thomassin, qui vit à Montréal-la-Cluse, sous Subutex, à deux pas du bureau de poste où le drame a eu lieu, entouré de marginaux et de paumés, qui se balade avec un couteau sur lui et toujours à la dèche entre deux tournages, écorché vif qui ne craint pas de faire la manche, élevé en foyers, mère alcoolique, a tout du suspect idéal.
Florence Aubenas retrace minutieusement les contours de cette affaire malheureuse et le destin funeste de cet acteur, en proie à la vindicte villageoise et à l’acharnement policier et judiciaire, dont le fameux « chromosome de la chance » s’avèrera pour le moins capricieux. Avec ce récit autour d’une enquête policière et d’une affaire judiciaire, Florence Aubenas explore des nouvelles zones d’ombre de la société française : comment celle-ci a du mal à prendre soin des orphelins qui, en mal d’amour et de cadre sécurisé, ont tendance, en grandissant (comme Gérald Thomassin), à devenir SDF, alcooliques, délinquants ou à tomber dans la prostitution et les addictions à risques ; et comment le système judiciaire, travaillant de concert avec les institutions policières et pénitentiaires, est capable de déployer son énergie sans discrimination et de broyer lamentablement la vie d’innocents (comme Gérald Thomassin) dans sa poursuite (nécessaire) des vrais coupables.
Résidant alors à Rochefort (Charente-Maritime), Gérald Thomassin disparaît de la circulation en 2019, dans les rues de Nantes, alors qu’il se rendait en train au procès prévu à Lyon supposé rétablir la vérité en confrontant les différents accusés.
* Jacques Doillon n’était pas encore ce réalisateur accusé, en février 2024, de viol sur mineur de 15 ans par personne ayant autorité par l’actrice Judith Godrèche.
** L’avocat n’était pas encore cet homme politique devenu garde des Sceaux sous les gouvernements Castex, Borne puis Attal qui demandera aux parents de « tenir leurs gosses » durant l’été 2023 suite aux émeutes consécutives à la mort de Nahel Merzouk exécuté sur la voie publique par la police lors d’un contrôle routier ; pas plus qu’il n’était ce ministre de la Justice qui allait diffuser en octobre 2023 une circulaire pour interdire en France les manifestations de soutien au peuple palestinien menacé par des représailles israéliennes, assimilables à des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité, absolument dévastatrices et disproportionnées.
*** Dominique Besnehard, fondateur d’Artmedia et Mon Voisin Productions, n’était pas encore cet homme accusé, en , par les acteurs Farouk Benalleg et Pierre Bégué, d’agression sexuelle ; pas plus qu’il n’avait remis en cause les positions de l’actrice Charlotte Arnould qui accuse Gérard Depardieu de viols commis en 2018 au domicile parisien de l’acteur : « Généralement, les cours de théâtre, on les fait dans un cours de théâtre, on ne va pas à domicile chez un acteur. »
L’inconnu de la poste, de Florence Aubenas, Éd. de l’Olivier, 2023, coll. « Points », 240 p.