Une sortie honorable d’Éric Vuillard

Une sortie honorable, d’Éric Vuillard : le récit caustique d’une guerre navrante, vu du côté de ceux qui la subissent et la déplorent.

 

533x800_Vuillard_Une-sortie-honorableL’Histoire récente telle qu’elle nous est enseignée via les programmes de l’Éducation nationale (sans parler des médias mainstream qui mettent en lumière des olibrius professant les bons côtés de la colonisation qu’on aurait oubliés) est souvent avare en détails, remises en cause, évaluation des responsabilités et perspectives critiques. Ainsi en est-il de la guerre d’Indochine, dont de nombreux pans ne sont d’ordinaire guère questionnés.

Éric Vuillard, avec une malice savoureuse, scrute les coulisses de ce conflit entre l’armée d’Chí Minh (1890-1969) et les forces coloniales françaises. Cette guerre, diligentée depuis la métropole par des politiciens ventrus issus de lignées de notables aux patrimoines somptueux (qui jetonnent aux mêmes conseils d’administration, gravitent dans un même entre-soi installé dans les arrondissements les plus chics de la capitale), est menée sur le terrain par des troupes essentiellement constituées, pour ce qui concerne la piétaille (pour ne pas dire la chair à canon) de supplétifs indochinois et de troupes coloniales.

Cette guerre, perdue d’avance, engagée pour défendre des intérêts économiques (mines de charbon, mines d’étain et autres plantation d’hévéas sous la coupe de la firme Michelin où les conditions de travail des coolies confinent à l’esclavage brutal comme le montre le premier chapitre consacré à des inspecteurs du travail visitant la Cochinchine…) eux-mêmes basés sur une exploitation éhontée des populations locales et des biotopes endémiques, devra néanmoins être poursuivie, jusqu’à la lie, jusqu’à trouver une « sortie honorable ». Ce qui se fera au prix de défaites militaires à répétition et de victoires sans lendemain (Cao Bang, Ninh Bình…) cuisantes et coûteuses à tous points de vue (la guerre coûte alors 1 milliard de francs chaque jour) notamment en vies humaines, allègrement sacrifiées depuis Paris. L’exemple (tristement) parfait de cet entêtement est Diên Biên Phu, cuvette quasi impossible à ravitailler où se retranchèrent des troupes d’élite malavisées bientôt encerclées et pilonnées sans répit par une armée supérieure en nombre et en motivation – car en lutte pour l’indépendance du territoire d’où elle est issue, du terroir natal qui assure sa subsistance.

Découverte fascinante de cette IVᵉ République confisquée par une bourgeoisie omnipotente, Une sortie honorable dresse les portraits glorieux de ces grandes figures de l’époque (pour la plupart tombées dans l’oubli) : le député Maurice Viollette (qui rechigne à négocier avec l’ennemi), le général Henri Navarre (stratège de haute volée à qui l’on doit l’idée funeste de créer un camp retranché dans la plaine de Diên Biên Phu), le comte Christian Marie Ferdinand de La Croix de Castries qui sera capturé par forces du Viêt-Minh, le député de Charente-Maritime Max Brusset, le député proche des Ligues d’extrême droite Édouard Frédéric-Dupont (qui votera les pleins pouvoirs à Pétain en 1940)… promoteurs zélés de la guerre – et artisans de la défaite. Ces officiers formés à Saint-Cyr et autres va-t-en-guerre des beaux quartiers auront eu pour principal souci, nous rappelle Éric Vuillard en multipliant les anecdotes et les descriptions imagées, d’accroître les chiffres d’affaires des multinationales établies sur les conquêtes coloniales, d’augmenter les dividendes, de garantir le prestige d’une France soucieuse de préserver ses intérêts impérialistes. Une sortie honorable d’Éric Vuillard est ainsi un plaidoyer formidable pour la paix, égratignant au passage les criminels de guerre en col blanc ou à particule.

« À Genève, où se sont ouverts des pourparlers de paix, tandis qu’on continue la guerre, on se promène dans les parcs, on flâne. Mais à Diên Biên Phu, c’est la fin. On chie n’importe où, dans les tunnels, au bord des tranchées, on roule les morts le plus loin possible. Le 3 mai, les derniers volontaires parachutés se présentent au PC. On les embrasse et on leur accroche sur la poitrine l’insigne des parachutistes. Bravo. Le 4 mai, les attaques reprennent. Le 5 mai, le Viêt-Minh est tout proche d’Isabelle [les Français ont accolé des prénoms féminins aux différents secteurs de leur camp retranché]. Le 6 mai, les pitons de l’est sont perdus, des débris de bataillons s’accrochent aux contrepentes. Il reste deux jours de vivres et Castries n’a plus qu’une bouteille de cognac. » (p. 163)

Post-scriptum : On ne remerciera jamais assez les petites librairies de quartier, comme L’Établi des Mots, qui s’efforcent de mettre en avant des livres qui agissent comme un poil à gratter pour la pensée, pour éviter que celle-ci s’assoupisse.

Une sortie honorable, d’Éric Vuillard, Actes Sud, 2022, coll. « Babel », 7,90 €, 208 p.

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