Silence dans les champs : une enquête impeccable de Nicolas Legendre sur le monde agricole breton d’aujourd’hui où règnent des lois plus ou moins tacites pas forcément toujours très vertueuses.
« À 10 ans, certains aiment le foot et les filles. Moi, comme tant d’autres enfants de paysans, j’aimais les machines. C’étaient mes Ferrari. Il faut avoir tressailli au feulement lointain d’une ensileuse, dans la campagne, les mercredis de juin ou d’octobre, pour savoir de quoi il retourne. » (pages 27-28)
Fils d’agriculteurs modestes (qui étaient auparavant employée de maison et carrossier en région parisienne), devenu journaliste (au Mensuel de Rennes d’abord puis pour le quotidien Le Monde, le magazine Géo ou le média d’enquête franco-breton Splann !) et auteur (Les routes de la vodka édité chez Arthaud en 2019, ou L’Himalaya breton publié en 2020 aux éditions du Coin de la rue), Nicolas Legendre livre là avec Silence dans les champs un dossier aussi étayé que passionnant. Écrit avec le cœur, les tripes, une once de matière grise et un pouillème de persévérance, Silence dans les champs explore le miracle productiviste agro-industriel breton. Et tout n’est pas reluisant. Car si les 100 millions de bestiaux (porcs, poulets, dindes, veaux…) produits en hors-sol en Bretagne bon an mal an, les productions laitières, maraîchères et céréalières enrichissent formidablement les banques (qui prêtent assez allègrement aux agriculteurs souhaitant agrandir leur exploitation, la moderniser pour accroître leurs rendements et qui doivent acheter toujours plus de produits phytosanitaires coûteux et de machines colossales), les coopératives, la grande distribution et bien sûr, quelques exploitants aux reins solides affiliés à la FNSEA (Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles), ce miracle économique est aussi un désastre écologique, panoramique et social d’une ampleur encore largement occultée. Algues vertes (cf. la bande dessinée d’Inès Léraud et Pierre Van Hove parue chez Delcourt en 2019) ; cours d’eau empoisonnés lorsqu’ils n’ont pas tout simplement disparu suite au remembrement ; zones humides asséchées, landes rétrécies et bocages défigurés ; maladies professionnelles liées aux pesticides toxiques abondamment utilisés ; population paysanne vieillissante et divisée par six en quelques décennies de marche forcée vers un idéal axé sur la spécialisation et la recherche coûte que coûte de hauts rendements ; taux inquiétant de suicides dans la paysannerie essorée par les efforts, les dettes et les illusions… Les difficultés du secteur sont de plus en plus compliquées à dissimuler. Mais l’omerta règne ; les problèmes sont glissés sous le tapis ; les voix divergentes sont étouffées. Pour quelques bonnes fortunes bâties sur des procédés et avec des élans parfois douteux, la concurrence mondialisée conduit à des dévastations en chaîne, individuelles et paysagères. Les alternatives à ce modèle agricole pétrochimique basé sur les intrants (sans modération) et la mécanisation (à outrance) sont, quant à elles, freinées, découragées, moquées, sabotées, insuffisamment subventionnées – voire rendues impossibles par des blocages systémiques.
Nicolas Legendre confronte des visions du monde, dans leur complexité, leurs intrications, leurs aberrations, leurs pressions plus ou moins cordiales (pour ne pas dire plus ou moins mafieuses), leurs accointances financières, religieuses et/ou politiques et leurs conflits d’intérêts plus ou moins démocratiques. Et cette somme d’informations, de faits réels et d’anecdotes, tantôt tragiques, tantôt édifiantes, tantôt dignes d’un mauvais polar, collectées sur le monde paysan breton d’aujourd’hui mérite amplement le prix Albert Londres décerné chaque année aux meilleurs reporters francophones.
On ressortira donc de cette enquête (foisonnante de témoignages patiemment recueillis et d’archives consultées) à la fois satisfait par le constat fait qui recoupe nos observations, nos intuitions et nos connaissances scientifiques – sachant que votre dévoué chroniqueur est originaire de la baie de Saint-Brieuc où les marées vertes sont, hélas, devenues un élément du paysage – et à la fois un peu découragé par l’amplitude du problème. Heureusement, comme le souligne l’auteur dans sa conclusion, apportant une frêle note d’espoir, des représentants d’une agriculture aux méthodes renouvelées (revenue de ses excès ultra-productivistes, plus respectueuse de l’environnement, des rythmes naturels, des écosystèmes, des limites humaines), face aux enjeux du dérèglement climatique et d’un biotope convenable à léguer aux générations futures, « attendent désespérément de pouvoir épouser leur siècle, eux aussi » (page 357).
Ce qui est sûr, en tout cas, c’est que, après avoir refermé ce livre, vous ne regarderez plus de la même façon les barquettes de saucisses pour barbecues sous plastique labellisées « Produit en Bretagne » vendues aux beaux jours via la grande distribution.
Silence dans les champs, enquête (magistrale) de Nicolas Legendre, Éd. Arthaud, 2023, 350 pages, 20 €.