Cela fait plusieurs mois que partout en France, des bibliothécaires alertent sur l’instauration du pass sanitaire, désormais vaccinal, sur leur lieu de travail et plus généralement dans les lieux de culture. Leur appel, « culture en résistance », a récemment donné lieu à une tribune, portée par le collectif Les Sous-marins jaunes et signée par plus de 600 artistes et professionnel·les de la culture. Un texte devenu pétition.
Le collectif Les Sous-marins jaunes et une membre active des bibliothécaires en lutte nous racontent les étapes de leur engagement. De leur côté, Julien Billaudeau, Matthieu Maudet et Lionel Chouin, trois illustrateurs rennais signataires apportent leur point de vue sur la question.
- Qu’est-ce qui a motivé l’écriture de cette tribune ?
Bibliothécaires en lutte : Cela fait un moment que nous sommes en lutte sur la question du pass dans les bibliothèques, mais nous sommes invisibilisé·es dans les médias. Début janvier nous avons contacté [le scénariste] Emmanuel Leduc. Il est membre du collectif Les Sous-marins jaunes qui a publié la première tribune « Nous ne sommes pas dupes » en mai 2019, pendant le mouvement des Gilets Jaunes.
Sous-Marins jaunes : Nous avions déjà mobilisé le milieu des arts et de la culture au moment de la répression des Gilets Jaunes, pour nous opposer par les mots à ces violences et contrer le récit médiatique criminalisant les manifestant·es. [L’]appel des bibliothécaires en lutte nous [a] donné le courage de nous remobiliser dans l’urgence face aux libertés bafouées et à l’escalade inquiétante d’une oppression et d’une discrimination d’État. À quelques un·es, en collaboration avec les bibliothécaires et Les Essentiels, nous avons rédigé un texte alors même que les mots haineux du président envers les non vacciné·es étaient assénés dans tous les médias. Il fallait plus que jamais répondre et montrer que beaucoup de gens étaient contre ces mesures, ces propos, cette vision de la société et de la liberté. Le monde de la culture a très vite répondu présent à nos appels à signature.
« L’arrivée de la vaccination aurait dû s’accompagner d’un retour à la normale. Au contraire, on a observé un accroissement des contraintes et du contrôle social. Je suis illustrateur de livres pour enfants, et j’ai tout de suite pensé aux nombreux enfants dont les parents n’étaient pas vaccinés, et qui allaient par ricochet être interdits de culture et de loisir durant l’été 2021. »
Julien Billaudeau
- Selon vous, en quoi l’accès à la culture est-il menacé par la mise en place du pass vaccinal ?
Bib : Depuis début juillet c’est complètement incohérent. Vous ne pouvez pas emprunter de livre en bibliothèque si vous n’avez pas de pass mais vous pouvez en acheter en librairie ! On a dénoncé l’incohérence d’emblée. Si c’était des mesures sanitaires, on ne permettrait pas aux gens de s’entasser à la Fnac alors qu’on les empêche de venir en petit nombre en bibliothèque. Pourquoi tout à coup les bibliothèques sont-elles devenues des lieux de loisirs ? Pendant le deuxième confinement, nous étions les seuls lieux de culture ouverts parce qu’effectivement des gens viennent travailler en bibliothèque, consultent leurs mails quand ils n’ont pas accès à un ordinateur, etc. Nous avons montré que nous savons mettre en place des protocoles efficaces contre la propagation du virus. Notre métier, c’est l’accueil inconditionnel, c’est donner l’accès au savoir au plus grand nombre possible. Comment peut-on accepter des mesures qui n’ont pas de sens, que rien ne justifie, avoir sur nos portes « Interdit à celles et ceux qui n’ont pas leur dose à jour » ? Depuis le début, on répète que ce pass n’est pas sanitaire. Les centres commerciaux et les transports en commun sans pass ? Ce n’est pas sanitaire, c’est politique.
SMJ : Nous ne défendons pas nos professions ou nos porte-monnaies, c’est une démarche beaucoup plus large, solidaire et altruiste pour toute la société. Certes la culture et son accessibilité pour le public sont mises à mal par ces mesures et c’est un problème grave, mais nous estimons que le problème est plus général et touche tout le monde. Nous sommes nombreux·ses, tous milieux confondus, à penser que ces mesures n’enrayent pas l’épidémie, ne sont pas sanitaires mais politiques, punitives et iniques. Elles créent un grave précédent en termes de privation de libertés pour la société toute entière, pour le monde de demain.
« Au lieu de faire preuve de transparence, de pédagogie, d’un sens de la mesure et de la proportionnalité, le gouvernement a sciemment choisi de polariser la société, de multiplier les propos cherchant à faire des non vacciné·es les responsables de la situation, et a renforcé artificiellement le clivage entre pro et anti. Il a été par la suite bien difficile de se positionner contre les mesures comme le pass sanitaire, sans se faire taxer d’anti-vax, d’extrémiste ou de complotiste. »
Julien Billaudeau
Bib : Les bibliothèques universitaires, les bibliothèques spécialisées, la BNF [Bibliothèque nationale de France], la BPI [Bibliothèque Publique d’information], ne sont pas soumises au pass. Les bibliothèques de quartier, oui. Il n’y a pas de logique, c’est injuste. À une inégalité engendrée par ce pass se rajoute une inégalité territoriale. En effet, Lyon, Grenoble et une soixantaine d’autres villes, ont décidé – en s’appuyant sur deux exceptions prévues par le décret du 7 août 2021- de considérer que les mineur·es venaient en bibliothèque « à des fins de recherche ou pour motif professionnel » et étaient à ce titre exempté·es de pass.
Exceptions malheureusement trop peu connues du public qui existent pourtant depuis la mise en place de ce pass et pourraient s’appliquer à toute personne venant en bibliothèque.
- Quel rôle les artistes peuvent-ils et elles jouer pour rendre compte de cette situation ?
Bib : Le rôle des artistes est de rendre visible l’injustice et l’inégalité que ces mesures engendrent. On attend d’elles et eux qu’elles et ils portent une parole pour dénoncer une situation inacceptable, pas seulement parce qu’elle porte atteinte aux libertés mais parce qu’elle est profondément injuste, non justifiée, incohérente. Derrière, il y a une imposture du gouvernement. Elle est dangereuse cette situation, cette volonté de cliver.
SMJ : Les voix des artistes et des gens de la culture sont importantes pour le dire haut et fort, pour protester. Par les mots et par leur diffusion dans les médias, nous tentons de lancer cet appel afin d’alerter les consciences sur ce qu’il se passe, pour que les gens oppressés, révoltés, sentent qu’ils et elles ne sont pas seul·es face à la division qui se crée. Il s’agit de se rassembler, d’être solidaires, uni·es, pour dire non, d’une voix qui porte, à ce régime de répression, de surveillance, de contrôle et de captivité qui se met en place pas à pas. Nous pensons que le monde de la culture et des arts a un vrai rôle à jouer en tant que haut-parleur pour que tous ceux et celles que l’on n’écoute pas soient entendu·es. Les personnalités connues de la culture qui ont signé cette tribune, en particulier, sont à remercier pour leur courage et leur engagement. En s’exposant, ce qui est un risque vu le climat actuel, elles aident à faire entendre le message, à lui donner une valeur, un sens et un écho. Et tous les signataires des métiers de la culture prouvent que non, les gens qui protestent ne sont pas des « sous-éduqué·es » ou des folles et des fous.
« Le travail des bibliothécaires pour installer la confiance nécessaire, pour attirer un public parfois éloigné de la lecture, prend un soin et un temps considérable. Je crois que d’exiger le pass auprès des jeunes enfants risque fortement de les éloigner de ces endroits. Comment expliquer ces tonnes de gens dans les centres commerciaux les un·es sur les autres, avec les mômes qui zonent devant les rayons gavés d’écrans ? Je ne vois aucune cohérence là-dedans, ça me met très en colère. »
Lionel Chouin
- Que pensez-vous du climat politique actuel ? De l’engagement citoyen ?
SMJ : Le climat politique actuel est, pour nous, très menaçant et inquiétant pour l’avenir. Aujourd’hui, les libertés, les droits, l’égalité, la solidarité sont piétinés sous couvert d’urgence sanitaire et c’est un mauvais présage pour demain. D’autant que cette tendance délétère était déjà lancée bien avant l’épidémie avec la casse de l’hôpital public, des retraites, des régimes de chômage, de l’éducation, tout cela accompagné de répressions violentes, de censures, de stigmatisations, de lois sécuritaires de plus en plus étendues, de propos appelant à la division, à la haine. Nous avons assisté à une escalade bien alimentée par les médias et par un système de propagande très puissant. « Le fascisme n’est pas le contraire de la démocratie mais son évolution par temps de crise… » disait Bertolt Brecht. L’engagement citoyen, pour nous artistes, gens de la culture, c’est de résister par les mots et par des actions telles que cette tribune. Les mots ont un pouvoir, ils restent et résonnent. Chaque petit grain de sable dans les rouages de cette machine infernale peut contribuer à la freiner et, peut-être, à l’arrêter.
Bib : On constate depuis la mise en place de ce pass une baisse de fréquentation plus ou moins marquée des bibliothèques (pouvant aller jusqu’à -50%). Au 30 septembre, date de l’extension aux 12-18 ans, un enfant sur trois ne pouvait plus accéder aux lieux de culture sans faire un test. Refuser l’accès pour des personnes à nos bibliothèques c’est empêcher l’accès à des collections permettant le développement de l’esprit critique, l’accès au savoir et à l’apprentissage, à un service public essentiel et c’est isoler encore un peu plus des personnes déjà bien éprouvées par la crise sanitaire. Des effets délétères qui seront palpables à long terme.
« Un lieu qui a toujours eu la mission et la volonté d’avoir les portes grandes ouvertes pour y faire entrer tout le monde en incluant toutes les catégories sociales, qui se met du jour au lendemain à filtrer ses usager·ères, des enfants, des ados qui ne peuvent plus y entrer, leurs parents qui ne peuvent plus les y accompagner… C’est inimaginable et révoltant. Si je fais des livres aujourd’hui, c’est grâce aux bibliothèques de quartier, ouvertes à tous. La nourriture culturelle est indispensable aux artistes, comme les échanges avec le public. »
Matthieu Maudet
Bib : Ce climat actuel questionne aussi notre métier. Quel sens y-a-t-il à contrôler dans un lieu où l’accès doit être inconditionnel ? Aujourd’hui on voit nombre de bibliothécaires (mais aussi de soignant·es, d’enseignant·es,…) qui changent de métier. Cela vient questionner également notre rapport à l’obéissance, à notre statut de fonctionnaire. À ce titre la lutte des bibliothécaires de Grenoble a été exemplaire. Certaines collègues ont refusé de présenter leur pass et donc se sont fait suspendre afin de n’avoir pas à contrôler ceux du public. Un mouvement inédit s’est constitué et nous espérons que cette loi du 22 janvier qui exclut d’avantage et autorise le « contrôle d’identité » va remobiliser nos collègues et plus largement l’ensemble des citoyen·nes. Une nouvelle journée de mobilisation nationale est prévue le 15 février.
- Pétition « Nous ne sommes toujours pas dupes »
- Pétition « Pour une bibliothèque accessible à tous »
- Site Les Essentiels
- Les bibliothécaires en lutte sont répartis sur le territoire. Ils ont un site Internet, une page Facebook et un compte Instagram ainsi qu’une plateforme d’entraide pour les bibliothécaires en difficulté.
- Culture en résistance, l’appel des bibliothécaires au monde de la culture
[màj le 03/02/2022]
Bonjour,
On a le même souci avec les Archives, encore plus invisibles. Là n’y entrent normalement que des gens à des fins de recherche ou à des fins professionnelles. Et pourtant, certains centres d’archives, s’appuyant sur le décret du 7 août 2021 ou sur la loi du 22 janvier 2022, exigent le pass vaccinal pour entrer.
Bonjour Stéphane, et merci pour votre information complémentaire. C’est en effet dramatique (et encore plus invisible). Courage à vous dans cette terrible période. L’équipe de l’Imprimerie.