Les âmes déglinguées, de Claude Bathany : En période de confinement printanier, nos bonnes librairies étant fermées, c’est pas simple de se réapprovisionner. Alors bénis soient les stocks constitués durant l’hiver.
Dans ce recueil de 14 nouvelles publié aux très sympathiques Éditions Goater, Claude Bathany nous livre des portraits d’obnubilés, « des personnages chimiquement purs, enfermés dans leur bulle, avec un objectif – une névrose », précise-t-il lors de la présentation de son ouvrage au Papier Timbré le 11 octobre dernier.
On y trouve un citoyen perclus de civisme, prêt à mentir ou à tuer dans « Honneur de la police » pour protéger l’idéal fascistoïde qui lui sert de boussole morale.
« Glasnot » nous invite dans le cabinet du docteur Jeannine Beck dans le divan duquel Logne est venu s’allonger et s’épancher : son malheur réside dans le sentiment qu’il a que, quoi qu’il fasse, ressente ou tente (que ce soit se masturber, ou avoir des considérations d’ordre esthétique ou suicidaire), tout le monde arrive à lire dans la moindre de ses pensées. On se doute bien qu’une seule consultation à 50 € ne suffira pas à régler la question…
Avec « Être un auteur de romans noirs », Bathany nous plonge dans l’abîme anonyme de Benjamin Kiev, écrivain de seconde zone sous pseudonyme, aussi dénué de scrupule que de talent, qui s’étonne de son insuccès tout en s’y complaisant : « Je réalisais mon rêve le plus cher : devenir, comme je l’ai dit plus haut, un génie inaperçu. Mon époque était en train de magnifiquement me louper » (p. 40). Sa rencontre avec Melchior Rimsky, qui adore l’œuvre de Kiev, va bouleverser sa vie de manière aussi tragique qu’inattendue.
Si « L’éternelle solitude » aborde le thème du handicap, de la maltraitance et du manque ultime de tendresse, avec un pathétique Jojo qui bat sa propre mère (laquelle ne désespère pourtant pas de le marier), « L’adorable chaleur du monde » crucifie quant à elle le cynisme mortifère des technocrates aussi arrogants que cupides qui méprisent l’humain à tous les niveaux (leurs collègues aussi bien que les victimes de plans sociaux qu’ils élaborent dans leurs tours de verre).
« Déjà trois cent mille exemplaires » réunit l’orgueilleuse ambition d’un auteur de polar médiocre et l’arrivisme d’un directeur de collection machiavélique : leur complicité, on s’en doute, ne risque pas d’élever beaucoup le degré de spiritualité du genre humain.
Dans « L’émasculé des entreprises », on fait connaissance avec Hachète, salarié-modèle, employé-carpette qui a la trempe d’un paillasson et sur lequel ses supérieurs s’essuient d’ailleurs inlassablement les pieds sans qu’il n’y trouve à redire.
« Il y a deux mois, mes collègues ont décidé de débrayer à cause de la suppression d’une prime qui réduirait de quelque 10 % les salaires. J’ai été le seul dans mon service à ne pas suivre le mouvement. Et je crois que la direction a fortement apprécié mon acte de résistance. Car, après tout, si la direction avait décidé cette suppression de prime, c’est qu’il en allait de la survie de la boîte, les salariés auraient dû comprendre que nos chefs ne faisaient pas ça pour le plaisir (…). Finalement nous avons conservé notre prime et la boîte s’est rétablie. Je reste persuadé que mon petit sacrifice n’est pas étranger à cet état de fait. » (p. 114-115)
Avec cette galerie de crétins plus ou moins féroce possédés par leurs lubies, Bathany nous sert sur un plateau garni quelques belles tranches de ces humaines fragilités qui rendent notre espèce si attachante – et si désespérante.
Les âmes déglinguées – Recueil de nouvelles de Claude Bathany – Éditions Goater, Rennes – Collection « Goater Noir » – Illustration de couverture : Macula Nigra – 2019 – 216 p. – 15 €.