Les états et empires du Lotissement Grand Siècle, de Fanny Taillandier : un essai teinté d’ironie pour réfléchir sur nos façons d’occuper le terrain et mieux appréhender ce que l’urbanisme a à nous dire sur les idéaux qui nous guident.
Voilà un ouvrage dont l’ambition est de questionner ces modes de vie d’après-guerre assez dispendieux, à leur apogée durant les Trente Glorieuses, que nous perpétuons avec assiduité et qui ont conduit une partie de la population à se sédentariser en périphérie des grandes et moyennes métropoles dans des maisons individuelles et jumelles en parpaing, selon le modèle d’urbanisation à l’américaine conçu par William Jaird Levitt (1907-1994) qui faisait la part belle à l’automobile et à une certaine idée du bonheur, standardisé à souhait, protégé, bitumé et destiné à une population plutôt blanche et aisée appréciant les jardins ouverts, la consommation sans limites et l’entre-soi de bon aloi. Bref l’utopie des uns est un cauchemar sans nom pour les autres et Fanny Taillandier l’a bien perçu.
« Le Lotissement Grand Siècle, à ses grandes heures, était constitué de six cents pavillons. Ont été utilisés, pour leurs fondations, 7500 tonnes de béton, ainsi que pour leur murs 12 millions de parpaings. » (page 24)
Si le sujet peut paraître un brin austère (et le titre un tantinet hermétique), il est pourtant traité avec une fantaisie déroutante non dénuée d’insolence. Et c’est là tout le sel de cet essai qui combine astucieusement l’urbanisme, la sociologie, la dystopie et l’anthropologie. Fanny Taillandier adopte le point de vue d’une nomade du futur, après « le Grand Fracas » – événement historique majeur dont les détails ne sont pas étalés, si ce n’est des émeutes et des tueries évoquées qui auront conduit l’Ancien Monde vers une rupture civilisationnelle.
Faisant œuvre d’archéologie, la narratrice, au sein d’une horde errante, s’interroge sur la vie que menaient ces lointains ancêtres, des XXe et XXIe siècles. Sont ainsi étudiées les ruines d’un lotissement établi près de Versailles et Montigny. Comment les hommes d’alors – c’est-à-dire nos contemporains – vivaient ? Quelle existence menaient les résidants ? Quelles étaient les croyances des habitants des maisons Lewitt généralement issus des catégories socio-professionnelles supérieures de la population ?
Quelles idéologies sont sous-jacentes à ces choix de vie ? Que nous disent nos modes d’urbanisation quant à nos mœurs ? Les lieux que nous habitons, les paysages que nous façonnons, les architectures que nous chérissons, les matériaux que nous utilisons, ne sont jamais neutres. Ils en disent long sur nos valeurs, nos peurs, nos priorités, nos privilèges et sur les lois auxquelles, tant bien que mal, nous nous soumettons. Fanny Taillandier s’emploie à décrire leurs langages.
« Le pouvoir sédentaire semble (…) avoir attendu de ses sujets deux qualités majeures : l’obéissance (…) et la non-participation aux décisions publiques. » (page 39)
Brillant, cet essai est étayé, tel un document scientifique, d’éléments d’enquêtes mêlant le réel et l’imaginaire (parmi lesquels une nouvelle érotico-tragique ; une fausse publicité pour un système de sécurité Vauban® à « l’expertise forgée lors des sièges les plus célèbres » qui offre des solutions de surveillance tout à fait alléchantes avec notamment une « centrale d’incidents avec mousquetaires 24/7 prêts à intervenir en cas d’attaque » ; et un fait divers digne du Nouveau Détective relatant avec un humour corrosif une affaire d’empoisonnement). Fanny Taillandier y dresse le portrait de notre société. c’est drôle, poétique, politique, subtil et ça en dit long sur l’absurdité fatale de nos us. À lire donc, de toute urgence, si votre credo, c’est un crédit pluri-décennal pour devenir propriétaire d’un pavillon en dur tout équipé à proximité d’un échangeur autoroutier, a fortiori dans un quartier sécurisé.
Fanny Taillandier, Les états et empires du Lotissement Grand Siècle, PUF, Paris, coll. « Perspectives critiques », 2016, 192 pages, 16 €.