La Méchanceté – Questions de caractère : un entretien érudit entre Adèle Van Reeth et Michaël Fœssel sur l’éventail infini de nos penchants, de nos facettes et de nos versants qui font de nous soit des Hommes intègres, soit des monstres abjects – des diables ou des dieux. Ceci se jouant tant au niveau personnel, intime, qu’au niveau du groupe et des institutions, qui ont besoin d’être pensées avec finesse, et contrôlées.
Le 13 novembre dernier, en ce magnifique lieu dessiné par Christian de Portzamparc que sont les Champs Libres, en cette douce journée dédiée à la gentillesse, j’ai emprunté La Méchanceté (j’en avais entendu parler sur Facebook, via un contact un peu poète et de surcroît très au fait de tout ce qui gravite et gesticule autour du multiculturalisme, de l’intégration, de la formation pour adultes et des métissages fabuleux qui en découlent, et bien évidemment, qui prône et véhicule la gentillesse à tous les étages).
Avant de m’y plonger non sans gourmandise, j’ai bien sûr d’abord dû digérer les évènements qui s’étaient déroulés dans la nuit du 13 au 14, dans les Xe et XIe arrondissements de Paris et aux abords du match de football amical France-Allemagne – que les Français gagnèrent, rappelons-le, grâce à deux buts d’Olivier Giroud et André-Pierre Gignac, respectivement aux 46e et 86e minutes de cette rencontre sportive, entrée dans l’Histoire par une porte sombre, et qui restera dans les mémoires, associée à Daech, aux Eagles of Death Metal et à Jawad Bendaoud.
Ces entretiens sont ainsi l’occasion de s’interroger sur les racines (et les fruits) du mal. Ils prennent la forme de questions judicieuses posées par la journaliste philosophe et cinéphile, Adèle Van Reeth (ci-dessous) et adressées à Michaël Fœssel qui y répond doctement.
Pourquoi sommes-nous si méchants ? Par ignorance comme le pensa Socrate (vers -470 – -399) ? Parce que d’emblée la bête humaine est vérolée, comme le déplorent certains penseurs chrétiens favorables à la théorie du péché originel et à l’intervention d’un Dieu tout-puissant apportant dans Son immense bonté – ouf ! heureusement qu’Il était là – grâce et salut aux descendants d’Adam et d’Ève ? Parce que notre liberté se déploie de toute part, y compris vers les actions mauvaises ?
Pouvons-nous y remédier ? Convoquant les philosophes antiques, Spinoza, H. Arendt, J.-J. Rousseau, ou V. Jankélévitch, cet éclairant opuscule nous réconcilie avec notre part obscure, notre méchanceté toujours possible (oserons-nous dire par bonheur, car en quelque sorte, celle-là est incluse dans le large spectre de nos actions, potentiellement nuisibles ou maléfiques – ce qui nous contraint, ou du moins devrait fortement nous inciter, à faire régulièrement montre de sagacité pour distinguer ce qui est bon de ce qui l’est moins, c’est-à-dire à user de cette merveilleuse faculté, gratuite, universellement partagée, durable, non-polluante et inodore qu’est notre libre-arbitre).
Morceaux choisis :
« Platon et Aristote s’entendent pour dire que les dieux ne sont pas “jaloux”, ce qui signifie qu’ils veulent partager avec l’homme le savoir qu’ils ont d’eux-mêmes et de toutes choses. » (p. 26)
« “Connais toi toi-même.” [dixit Socrate] Son enjeu est pratique plus encore que théorique. La thèse constante est qu’une grande lumière dans l’entendement provoque une grande inclination de la volonté. Ce qui veut dire que si mon entendement ou ma raison me montrent où est le bien – ou la justice –, je ne peux pas ne pas le suivre. » (p. 28)
« À aucun moment, dans ses témoignages ou dans sa défense à Jérusalem, Eichmann ne manifeste la moindre distance (nous sommes pourtant vingt ans après la Shoah) par rapport à ses propres actes. Comme s’il était toujours ce fonctionnaire nazi d’importance moyenne dans la hiérarchie, qui s’est contenté d’obéir aux ordres et qui, à aucun moment, ne produit l’écart socratique qui consiste à examiner sa vie. Arendt rappelle qu’une vie qui ne s’examine pas elle-même ne vaut pas d’être vécue. C’est une injonction fondamentale chez Socrate : une vie insouciante de sa valeur est insignifiante. » (p. 45)
« Celui qui a fait sécession avec le monde comme système de normes morales ne vit que pour lui-même, éloigné de la destination la plus haute de l’humanité : une vie sociale apaisée. » (p. 86)
« Pour Rousseau la méchanceté vient du malheur, ce qui n’a rien d’original, mais du malheur social c’est-à-dire généralement du ressentiment et de l’insatisfaction liée à nos désirs sociaux. » (p. 87)
« Le projet de L’Éthique de Spinoza est ultimement un projet de salut, mais dans un sens non chrétien. Le salut par la libération, non par le jugement. On peut “guérir” des passions tristes, mais par d’autres voies que médicamenteuses ou comportementales… Plutôt par une forme d’anamnèse, de réflexion sur soi, d’analyse, si l’on veut, ou de travail sur les passions, puisque Spinoza dit que, pour combattre une passion mauvaise, il faut lui opposer une passion plus forte et joyeuse. » (p. 108-109)
« Spinoza ajoute qu’il faut mettre le chien enragé hors d’état de nuire, y compris en le tuant (…) Il faut donc, premièrement, les [les méchants] mettre hors d’état de nuire (ce qui ne veut pas dire qu’il faut les exécuter, encore que pour Spinoza ce ne soit nullement exclu…) et, deuxièmement, tenter de les guérir. » (p. 111)
« La confusion entre la politique et la morale est éminemment risquée puisqu’il existe une sorte de despotisme de la vertu dont on a pu vérifier bien souvent les ravages historiques. » (p. 117)
La Méchanceté – Questions de caractère, entretien entre Adèle Van Reeth et Michaël Fœssel, Plon, France Culture, Paris, 2014, 148 pages.