Trois souvenirs de ma jeunesse d’Arnaud Desplechin

Trois souvenirs de ma jeunesse d’Arnaud Desplechin : deux heures et trois minutes de bonheur à s’égarer dans le labyrinthique passé de Paul Dédalus.

 

Vous vous doutez bien, chers lecteurs de l’Imprimerie Nocturne, que si je chronique des films, c’est notamment parce que j’aime le cinéma. Mais un, je ne chronique pas tous les films que je vois et deux, je ne ressors pas à chaque fois enthousiaste du cinéma, même si je n’ai jamais l’impression d’avoir perdu mon temps après m’être adonné à ma cinéphilie compulsive. Ici, avec ce solide opus d’Arnaud Desplechin, on navigue dans un cinéma gourmand, à partir du moment où l’on accepte de se laisser embarquer. On y retrouve Paul Dédalus, interprété à 3 époques de sa vie, par Mathieu Amalric (quand, arrivé en pleine maturité professionnelle, Paul travaille pour le Quai d’Orsay), par Quentin Dolmaire (quand Paul est encore étudiant en ethnologie) et par Antoine Bui (quand Paul est un enfant battu par son père – ce qui va le rendre insensible à la douleur –, et en bisbille avec sa mère, qui se suicidera quand il aura 11 ans).

Dès lors, on l’aura compris, c’est un film qui se consacre aux passés. Aux tranches de vie dont on garde le goût en bouche toute sa vie durant. À ces moments enfouis dans nos jardins secrets embroussaillés. À ces pactes faits avec le silence. À ces heures qui ont filé et que notre mémoire a transformées. À ces moments mauvais qui n’étaient justement que des mauvais moments à passer. À ces passions qui nous ont transportés et qu’on n’aura jamais fini d’interroger. Dans Trois souvenirs de ma jeunesse, le Paul actuel est ainsi comme traversé par le Paul qu’il fut. Celui qui tomba follement amoureux de cette péronnelle d’Esther (Lou Roy-Lecollinet). Celui qui connut l’Europe encore scindée par le Mur de Berlin, puis la Perestroïka. Celui, encore, qui alla traîner ses guêtres en URSS lors d’un voyage scolaire épique. Celui qui, enfin, étudiant désargenté mais curieux, dévora Claude Lévi-Strauss, Margaret Mead, Soljenitsyne, Anaxagore de Clazomènes

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Le papa dépressif de Paul (Olivier Rabourdin) et sa petite sœur Delphine (Lily Taïeb) saisis en plein conciliabule…

Il s’agit également du passé de réalisateur d’Arnaud Desplechin, puisque Paul Dédalus apparaît déjà dans 2 de ses précédents films : Comment je me suis disputé… (ma vie sexuelle) sorti en 1996 avec Mathieu Amalric déjà dans le rôle de Paul et Emmanuelle Devos dans le rôle d’Esther ; et Un conte de noël (2008) – dans lequel jouait encore Mathieu Amalric, sans être Paul Dédalus, qui était joué par Émile Berling. Je ne suis pas sûr d’être très clair… mais je me comprends… Une telle carrière se crée sur une œuvre en construction, qui va de l’avant sans craindre de se retourner sur le trajet parcouru. Bref, Paul Dédalus est à Arnaud Desplechin ce qu’est, dans un autre registre, François Pignon à Francis Veber

C’est un film sur le passé du cinéma. Certains clins d’œil sont évidents, comme lorsque Paul et sa clique regardent des westerns de John Ford sur leur écran de télévision, dans le grand salon de leur vaste maison roubaisienne. C’est un film sur les acteurs et leur filmographie – car on se doute bien que Quentin Dolmaire et, dans une moindre mesure, Antoine Bui, ont dû s’inspirer du jeu de Mathieu Amalric, ces trois-ci jouant le même personnage, Paul Dédalus, mais à des âges différents (je le redis pour ceux qui auraient déjà oublié les premiers paragraphes). Il y a ainsi une vraie jubilation, entre les acteurs, épatants caméléons, complices et co-responsables d’un même personnage. Et probablement un grand respect – car on peut considérer que, s’ils n’ont naturellement pas la même filmographie derrière eux, une même passion les habite et les porte.

Trois souvenirs de ma jeunesse est ainsi un film dense, sans être oppressant. Cultivé, sans être pédant. Scrutant le passé, sans être passéiste ni poussiéreux. Romanesque sans être indigent… In fine, un cinéma exigeant, qui évite tous les écueils, et diablement attachant : on s’en sépare à regret, comme d’un ami qu’on n’avait pas vu depuis longtemps et dont on guettait la réapparition.

Trois souvenirs de ma jeunesse – Comédie française d’Arnaud Desplechin – Avec Mathieu Amalric, Lou Roy-Lecollinet, Quentin Dolmaire, Antoine Bui, André Dussolier, Lily Taïeb, Olivier Rabourdin… – Durée : 2h03 – Prix SACD de la Quinzaine des réalisateurs du 68e festival de Cannes – Sortie le 20 mai 2015.

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