Le 13 octobre 2014 était organisée une rencontre fort passionnante, à la cafétéria du hall L de l’université Rennes 2. Y étaient conviés des étudiants du cycle 1 de russe et puis tous ceux qui ont pu être séduits par le titre de l’affiche « Révolutions et traductions ». La parole était donnée à Thibault Bâton, ancien étudiant en russe et en histoire, désormais écrivain, et qui est surtout le traducteur du texte Les tchaïkovtsy, esquisse d’une histoire (par l’un d’entre eux) 1869-1872, publié en 2013 aux éditions Pontcerq.
Une présentation de ces tchaïkovtsy est nécessaire, comme elle le fut ce soir là pour l’auditoire profane qui siégeait attentif face à Thibault Bâton. La contextualisation de ce mouvement fut également indispensable. Le traducteur de ce texte s’est alors livré, en guise de propos introductif, à un petit cours d’histoire de la Russie du XIXe, fort bien documenté et agrémenté de nombreuses anecdotes qui attestent d’une culture bien établie et d’un travail étoffé autour de sa traduction.
Une jeunesse instruite qui se lance dans « la marche au peuple ».
Les tchaïkovtsy, c’est le nom d’un mouvement révolutionnaire qui puise ses racines dans le courant des années 1860. Les tchaïkovtsy sont inspirés en particulier par les écrits des révolutionnaires des années 40, les Alexandre Herzen, les Bakounine, les idées des Lumières, les penseurs occidentaux comme Proudhon (qui fut un proche de Herzen), mais aussi les révolutionnaires des années 60 dont Tchernychevski est l’un des représentants les plus notables. Une partie de la jeunesse des années 1870, enthousiaste, idéaliste, forme alors un courant révolutionnaire atypique, dont le noyau s’établit autour des grandes villes russes. Une idéologie marquée par les idées socialistes mais aussi libertaires. Ces jeunes gens s’opposent, en effet, à toute forme de centralisation politique et rêvent plutôt d’établir le socialisme à travers les campagnes sous la forme de communes, plus ou moins autogérées et indépendantes. Entre 1870 et 1880, « une partie de la jeunesse instruite des villes de Russie » se lance alors dans une grande « marche au peuple » à travers les campagnes. Ce fut un échec, mais quelques années plus tard, un membre de ce groupe entreprit de raconter l’épopée de ces tchaïkovtsy, leur « enthousiasme, le désir de dévouement, le dégoût des privilèges »…
Une partie de ce mouvement se radicalisa vers la fin des années 1870 vers le mouvement terroriste (Narodnaïa Volia) qui fomenta plusieurs attentats jusqu’à celui qui tua le tsar Alexandre II en 1881.
L’auteur de ce texte n’est, à l’heure actuelle, toujours pas identifié. Nous savons seulement qu’il s’agit d’un des membres de ce groupe révolutionnaire. Un détail est néanmoins intéressant. La seule version que le traducteur a pu trouver, est tirée d’un volume de l’époque soviétique, publié lorsque commence le processus de déstalinisation. Ceci n’est peut-être pas anodin. Le mouvement dont il est question est fondé, notamment, sur un rejet de la centralisation, aussi bien tsariste que jacobine.
Un écho intéressant pour notre époque.
L’engouement de ces jeunes gens trouve un écho intéressant pour notre époque. Nos idéaux, nos principes, notre soif d’aventure, de changement, répond comme un écho troublant à l’enthousiasme que cette génération a pu nourrir. Ce livre est un document historique majeur. Mais il ne faut pas le placer comme une preuve, encore et toujours, de ce que l’utopie mène inconditionnellement à l’échec. Je me répète, je radote, mais l’irréalisé n’est pas l’irréalisable. Il faut le voir comme la marque précieuse d’une jeunesse à la fois douée de sensibilité et de raison politique. Je me sens plus enclin à un amour sensible qu’à raisonner sur des choses abstraites, disait à peu près en ces termes Michel Leiris. Est-il possible de conjuguer les deux ? Très certainement. Le débat qui suivit la présentation de cet ouvrage fut très instructif. Nous y avons parlé de l’évolution quasi-systématique (en Russie, mais aussi en Europe occidentale) des mouvements révolutionnaires en mouvements terroristes. De la difficulté à sensibiliser le peuple. Le prosélytisme révolutionnaire en est peut-être la cause. Je ne lance là qu’une simple idée. Mais je revois encore quelques amis me dire « la preuve par les faits, il ne s’agit pas de vouloir prouver aux autres, agis comme il te semble juste ». Alors la solution est peut-être là. Les pratiques collectives fleurissent ici et là et répondent d’une certaine manière à cet idéal, sans pour autant croire qu’un jour tout le monde sera converti. Quoi qu’il en soit, ce récit est l’occasion de « toucher de près à l’histoire lumineuse, mais tragique, de ces révolutionnaires qui avaient voulu que le socialisme s’en remît aux usages ancestraux du peuple paysan, non l’inverse ».
Les tchaïkovtsy, esquisse d’une histoire (par l’un d’entre eux) 1869-1872, traduction du russe et présentation de Thibault Bâton, Pontcerq éditions, 2013.