Le musée de l’Innocence d’Orhan Pamuk : Une fresque amoureuse majestueuse sur la syllogomanie (thésaurisation pathologique).
« Je me consolais parfois en me disant que la raison pour laquelle mon avenir m’apparaissait de plus en plus sombre et étriqué au fil des jours en dépit de tout l’amour et du désir d’aimer qui m’habitaient était, en réalité, le fruit d’une illusion due aux nouvelles faisant constamment état d’assassinats politiques, d’affrontements sempiternels, de faillites et d’inflation. » (p. 574, chap. « La rubrique des potins »)
Cet été, j’ai fait une petite folie : je me suis offert un voyage en Turquie. Qui plus est un voyage de plusieurs années d’affilée, dans les années 70, au sein de la jeunesse dorée stambouliote, aux côtés de la belle Füsun, issue d’une famille plus modeste et qui rêve de devenir star de cinéma, et de Kemal (le narrateur du Musée de l’Innocence), dont la famille a fait fortune dans l’industrie du textile, et qui, tombé follement amoureux de Füsun, va refuser une trajectoire toute tracée auprès de sa fiancée Sibel pour suivre une trajectoire saugrenue.
Orhan Pamuk dans Le musée de l’Innocence décrit ainsi une société turque traversée par des élans de modernité et d’émancipation, mais aussi marquée par des codes moraux hétéronormés assez rigides. Une Turquie où il fait bon vivre, sur les rives du Bosphore – surtout quand on dispose d’un chauffeur dévoué, qu’on a ses entrées au Hilton, une garçonnière en ville, une villa au bord de l’eau et qu’on peut voyager à sa guise. Une Turquie à la vie foisonnante, avec une industrie du cinéma un temps prospère qui s’inspire du cinéma occidental tout en devant composer avec les restrictions liées à la lourde censure d’État. Une Turquie secouée par une forme d’instabilité politique conduisant à des luttes armées et des règlements de compte entre factions d’extrême droite ou de gauche, rythmée par des attentats, des coups d’État, des couvre-feux et, passé une certaine heure, des musiques militaires pour unique programme sur les écrans de télévision.
Et c’est dans cette Turquie à la fois dynamique et oppressante, où le raki coule à flots, où les conventions sociales traditionnelles imposent leur cadre, où le libéralisme économique s’étend avec son cortège de secteurs en faillite et d’inégalités, que s’inscrivent les amours compliquées entre Füsun (promise, en tant que femme et membre des classes moyennes laborieuses, à une vie doublement déclassée) et Kemal (promis, en tant que mâle fortuné dans une société patriarcale et matérialiste, à la réussite).
Ces amours contrariées trouvent une issue pour Kemal qui va accumuler toutes sortes de choses se rapportant à l’objet de son amour, au point, au bout de quelques années, d’être en mesure d’ouvrir un musée. Pour Füsun, en revanche, ces grands écarts semblent sans issue – si ce n’est des culs-de-sac tragiques. Tout l’art de l’auteur, prix Nobel de littérature, sera de nous y conduire, avec lenteur, avec tendresse, avec humour et un sens aigu de l’observation des liens sociaux et des objets qui matérialisent ceux-ci.
« Avec mon musée, j’aimerais montrer non seulement aux Turcs mais à tous les peuples de la terre que nous devons être fiers de l’existence que nous menons. Je l’ai constaté au cours de nos nombreux voyages : alors que les Occidentaux sont enclins à s’enorgueillir, la grande majorité du monde vit dans la honte. Or, il suffit qu’elles soient exposées dans un musée pour que les choses dont nous avons honte deviennent aussitôt des objets de fierté. » (p. 793, chap. « Bonheur »)
Le musée de l’Innocence d’Orhan Pamuk, traduit du turc par Valérie Gay-Aksoy, Éd. Gallimard, Paris, 2011 (2006), coll. « Folio », 832 p.