Dans le cadre du festival Transversales, le public rennais a pu découvrir au Tambour jeudi 25 novembre, À la ligne – chansons d’usine. Une adaptation scénique juste, réaliste, à vif et parfois teintée d’humour de la violence du productivisme capitaliste au XXIᵉ siècle. Qui broie les ouvriers et les ouvrières. Par Michel Cloup, Pascal Bouaziz et Julien Rufié. Entre cadences rock électro, tension de la lecture répétitive, bruissement et rage de la chanson-récit. Nécessaire.
À la Ligne-feuillets d’usine. Un premier roman dévorant de Joseph Ponthus publié en 2019 dans lequel il dénonce les conditions de travail des ouvriers. Avant sa mort d’une maladie à la con en début d’année 2021. Éducateur spécialisé sans emploi, l’auteur a travaillé à la chaîne dans une conserverie de poissons et un abattoir en Bretagne. Intérimaire ravagé de fatigue, il a écrit les lambeaux d’épuisement, les morceaux de découragement, les tranchées du quotidien, entrecoupées de chansons aussi pour tenir le coup. « À l’usine on chante, on fredonne à tue-tête ». Joseph Ponthus son regard humaniste à destination des derniers de cordée « qui veulent croire que leur guerre est jolie à nettoyer la merde ». Ses mots en vers libres, long poème exempt de ponctuation. Apnée radicale. Sans respiration. Comme ne respirent pas les poitrines enchaînées aux machines industrielles sur leur ligne de production.
Le capitalisme triomphant a bien compris que pour exploiter au mieux l’ouvrier / il faut l’accommoder /Juste un peu / À la guerre comme à la guerre / Repose-toi trente minutes / Petit citron / Tu as encore quelque jus que je vais pressurer
À la ligne - Chansons d’usine : retranscription scénique du roman de Joseph Ponthus par Michel Cloup (Diabologum) et Pascal Bouaziz (Bruit noir/Mendelson), accompagnés du batteur Julien Rufié (moitié du Michel Cloup duo). Chant de colère contre l’exploitation humaine et animale. Chant fraternel au monde ouvrier. Chant d’amour à une femme. Chant d’amitié à un chien. Chant solidaire d’un auteur transfuge de classes. Dans la peau d’ouvrier de Joseph Ponthus « Travailleurs de l’usine je serai des vôtres ». L’usine en soulèvements de guitares et de batterie, en mots psalmodiés, fredonnés, scandés, criés, ragés par Michel Cloup et Pascal Bouaziz. Des instruments de musique qui enveloppent, grattent ou encore frappent. Entre mélodies douces, rifles rock indé et saccades électroniques. Du son sous les carcasses et les déchets. De la charge littéraire épileptique aux oscillations de tendresse qui tordent les tripes du public. Voir rouge et bleu. Le rouge de la colère. Le bleu des peaux enchaînées à la production. Le rouge du sang des abattoirs. Le bleu de la nuit sans fin. Le rouge du travail qui rend fou. Le bleu rémanent des heures-tunnel. Le rouge des corps en ruines. S’en sortir par l’écriture. Parvenir à écrire l’indicible pour supporter l’insupportable.
Et tous ces textes que je n’ai pas écrits / Pourtant mille fois écrits dans ma tête sur mes lignes de production / Les phrases étaient parfaites et signifiantes / S’enchaînaient les unes aux autres / Implacablement / Où des alexandrins sonnaient comme Hugo / Tant sur la machine que sur l’humanité / Des sonnets de rêve… / Mais à peine rentré / Ivre de fatigue et des quelques verres du retour du boulot / Tout s’oublie devant l’étendue du quotidien / Il n’y a plus que l’ivresse du repos / Et des tâches à faire / Un texte c’est deux heures / Deux heures volées au repos au repas à la douche et à la balade du chien
Michel Cloup et Pascal Bouaziz, récipiendaires incendiaires de Joseph Ponthus. Comme une évidence. Viscéraux. Il fallait leurs univers au scalpel pour relayer la parole « des truffions de l’usine engagés dans une guerre contre la machine ». Pour conserver l’âpreté et la colère mais également l’humour et la bienveillance du roman originel. Michel Cloup qui chantait en 2016 dans « La classe ouvrière s’est enfuie » : « Tu sais il y a encore des ouvriers mais plus grand-chose de nos valeurs ». Des chansons d’usine pour rendre leur dignité aux travailleurs et travailleuses, oubliées de la société de consommation. Rendre des comptes sur leur labeur précaire, pénible, dangereux. Rendre compte de leurs gestes qui se percutent, et se fracassent dans les entrailles mécaniques de l’usine. Tel un accident. « À la ligne est une rencontre avec le travail comme tu peux rencontrer un camion quand tu te fais renverser », écrit Pascal Bouaziz. Les vrais héros ne meurent jamais. À la chaîne. Les poings en suspension. À la ligne.
Les heures passent ne passent pas je suis perdu Je suis dans un état de demi-sommeil extatique de veille paradoxale presque comme lorsque l’on s’endort et que les pensées vagabondent au gré du travail de l’inconscient Mais je ne rêve pas /Je ne cauchemarde pas / Je ne m’endors pas / Je travaille
Pour prolonger le roman de Joseph Ponthus et le concert-lecture de Michel Cloup et Pascal Bouaziz
- Regarder le documentaire Retour à Reims réalisé par Jean-Gabriel Périot, adapté de l’essai de Didier Ebron, narré par Adèle Haenel, sur une musique de Michel Cloup (disponible sur Arte TV jusqu’au 27/02/2022). L’histoire douloureuse et politique des ouvriers de France, grâce à un foisonnant montage d’archives.
- Lire Édouard Louis Changer : méthode (septembre 2021). L’auteur raconte ses métamorphoses successives de transfuge de classes.
- Écouter la dernière interview d’Annie Ernaux sur France Culture (22/11/2021) qui évoque son parcours de « transclasse » aux nombreuses étapes. « Le pire dans la honte c’est qu’on croit être seule à la ressentir ».
On ne quitte pas un sanctuaire indemne / On ne quitte jamais vraiment la tôle / On ne quitte pas une île sans un soupir / On en quitte pas l’usine sans regarder le ciel
À la ligne – Chansons d’usine. Adaptation scénique de Michel Cloup, Pascal Bouaziz et Julien Rufié. Adapté du roman de Joseph Ponthus. 1 h 10. Production : La Station Service. Album en écoute sur le site de Michel Cloup.