Norman Ohler : L’extase totale – Le IIIᵉ Reich, les Allemands et la drogue : Une exploration de pans méconnus de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale qui regorge de trouvailles, pour beaucoup inédites. Bref, la drogue c’est mal et conduit à tous les excès – surtout quand on est nazi.
Dans sa « Notice d’utilisation et précaution d’emploi », l’auteur d’emblée nous prévient (après avoir posé son docte diagnostic, à savoir que « le grand public mais aussi les historiens savent étonnamment peu de choses sur les drogues durant le IIIᵉ Reich ») que « cette étude sera tributaire d’un certain bricolage mais se mettra au service d’un examen détaillé des faits historiques plutôt que d’une thèse rigide qui ne rendrait pas justice à la sobre et triste vérité. » (p. 8) Et de fait cet essai s’appuie sur une consultation pointilleuse des archives disponibles de 39-45, consultables à Fribourg (aux Archives militaires fédérales allemandes), à Coblence (aux Archives fédérales allemandes), à Munich (à l’Institut d’histoire contemporaine) ou à Washington, sur Pennsylvania Avenue où sont établies les Archives nationales américaines – car les Américains rapatrièrent des montagnes de documents d’Europe, une fois les forces de l’Axe déconfites.
Le savant puzzle, que Norman Ohler reconstitue, démystifie l’idée d’une Allemagne hitlérienne disciplinée, industriellement, militairement, moralement et stratégiquement supérieure. Il montre l’envers du décor : une Allemagne dopée, shootée à la pervitine*, que fabriquent en masse les usines Temmler Werke GmbH – métamphétamine synthétisée par le Dr Hauschild, lequel, après-guerre, deviendra l’un des plus importants médecins sportifs de RDA (p. 42).
« La pervitine devient un symptôme de la société productiviste qui se développe alors. Des pralinés aux amphétamines font même leur apparition sur le marché. Chaque chocolat ne contient pas moins de quatorze milligrammes** – soit presque cinq fois plus qu’un comprimé de pervitine. “Les pralines Hildebrand sont toujours un plaisir”, annonce le slogan de cette friandise explosive – Mother’s little helper chanteraient les Rolling Stones. On recommande d’en manger trois à neuf tout en précisant que, contrairement à la caféine, ces chocolats sont sans danger. Le travail de la femme au foyer se fait en un tour de main et ces bonbons extraordinaires font même fondre les kilos en trop puisque la pervitine, nouveau secret minceur, est aussi un coupe-faim. » (p. 49)
La conquête fulgurante de la Pologne puis de la France s’explique ainsi par des troupes sous cachetons, en pleine euphorie chimique et pouvant se passer de sommeil, de repas et de lucidité. L’effort de guerre, à l’arrière, sera conduit de la même manière. « Puisque le café est difficile à trouver depuis l’entrée en guerre, la métamphétamine est désormais fréquemment employée comme ersatz pour donner un peu de tonique à la chicorée. » (p. 78)
Point lui aussi considérable, Norman Ohler démontre que le Führer ne se contente pas d’un sobre régime végétarien comme le prétend pourtant la propagande de l’époque. De plus en plus déglingué, au fin fond des bunkers successifs, sombres et humides où il se terre, il carbure, pour tenir le coup, à toutes sortes de produits (vitamines, morphine, hormones obtenue de façon assez crade, cocaïne de chez Merck, amphétamines, glucose, Testoviron, Mutaflor, Pyrenol, Relaxol, Tonsillopan, Yatren, Homoseran et des dizaines d’autres aux effets plus ou moins bœufs), surdosés, dans des cocktails approximatifs, administrés quasi quotidiennement, souvent en intraveineuse et dans des conditions de sécurité médicamenteuse plus que consternantes par le Dr Theodor Morell (1886-1948), sinistre incompétent et obséquieux personnage à la déontologie pour le moins douteuse qui ne reculera devant aucune expérimentation, y compris sur la personne du Führer donc (appelé « Patient A » dans les carnets de bord tenus méticuleusement à jour par ledit docteur, qui masque néanmoins le nom de certains produits injectés et les remplace par un énigmatique « x »), Führer dont la santé déjà défaillante avant-guerre ne va pas vraiment s’améliorer au contact de ce toubib-dealer rocambolesque. « Conséquence des fréquentes prises d’eucodal***, le système digestif d’Hitler ne fonctionne quasiment plus (…) Le Patient A est continuellement constipé (…) Les fonctions corporelles de base se muent en de pénibles opérations physiologiques. Morell les consigne dans son carnet aussi scrupuleusement que pourraient l’être des manœuvres sur le front dans le journal de guerre de l’état-major : “De 16 h 00 à 18 h00, vidanges, deux petites et deux grosses. Au cours de la deuxième, après que le bouchon a sauté, évacuation liquide avec déflagrations. Le troisième et la quatrième empestaient fortement, surtout la quatrième (auparavant, résidu de boules corrosives, causant les gaz et formation des matières toxiques). Par la suite, très fort sentiment de bien-être et traits du visage changés. Il me fait appeler tout de suite pour me communiquer joyeusement le résultat.” » (p. 224-225)
Cet ouvrage éclaire ainsi sous un jour particulier cette période de l’histoire assez épouvantable durant laquelle l’Allemagne nazie, où tout était alors fait pour éradiquer les paradis artificiels (le régime nazi n’était pas à une ambivalence près et engagea des campagnes féroces contre les drogues festives, au nom d’une pureté hygiénique et d’un totalitarisme politico-médical qui menèrent plus d’un héroïnomane ou d’un alcoolique derrière les barbelés d’un camp de travail concentrationnaire), en marche forcée vers les abysses, sans cesse en recherche d’un stimulant, d’une nouvelle dose lui permettant d’accélérer encore, plongea le monde dans un enfer très concret plusieurs années durant.
Nota bene : Ce prisme d’expliquer certains moments et comportements lors de la 2ᵈᵉ Guerre mondiale n’a bien sûr pas pour but d’exonérer qui que ce soit de ses responsabilités. Norman Ohler rappelle à bon escient que « les objectifs et les mobiles de ce délire idéologique [qui conduit à l'embrasement de la planète dans une guerre sans pitié, avec génocides, juif ou tzigane, à la clé] n’ont pas été engendrés par les drogues ; ils avaient été déterminés bien auparavant. Hitler ne tue pas non plus dans un aveuglement toxicomaniaque ; jusqu’à la fin il demeure responsable de ses actes. Sa consommation ne diminue en rien son libre-arbitre. Hitler a tous ses esprits, il sait exactement ce qu’il fait, il agit froidement et en toute conscience. Jusqu’à la fin, il va suivre la logique d’un système qui s’est toujours fondé sur l’ivresse et le déni de la réalité ; il agit en son sein de manière terriblement cohérente et nullement insensée. Un cas classique d’actio libera in causa diraient les juristes : quelle que soit la quantité de drogue prise pour être encore en mesure de perpétrer ses crimes, cela n’atténue en rien sa monstrueuse culpabilité. » (p. 228)
* C’est à Romain Slocombe que je dois mon intérêt pour cette drogue, dont il est fait mention au cours de sa saga Sadorski.
** Cette quantité correspond plus ou moins à celle d’une prise de crystal meth aujourd’hui. (p. 50)
*** C18H21NO4 : antalgique très puissant conduisant à de forts risques de dépendance.
Norman Ohler, L’extase totale – Le IIIᵉ Reich, les Allemands et la drogue , Éd. La Découverte, Paris, coll. « Poche », traduit de l’allemand par Vincent Platini, 2016, 288 pages, 12 €.