Le 20 avril à Rennes, tout le monde attendait les résultats d’un événement sportif de masse. Au bar la Bascule, deux collectifs présentaient au même moment un concert. Et des livres. Une rencontre autour des répressions policières. Du rap. Et de quelques résonances.
2007. Villiers-le-Bel s’embrase. Les médias se jettent sur l’affaire, vendent des journaux, en oubliant que derrière, il y a toute une génération à qui on a « brisé les ailes » pour ne citer personne. Le collectif Angles morts, qui fait du soutien et de l’information, publie en 2011 Vengeance d’État – Villiers-le-Bel des révoltes aux procès. Des vies prises dans la tourmente judiciaire. Des artistes et des militants se posent des questions; sur la répression, des questions d’identité, de parcours, de langues et d’histoires. Le collectif de rappeurs et d’écrivains Ancrages en a sorti un objet, un livre disque intitulé Leur laisser la France publié en 2012. Rencontre croisée avec plusieurs membres de ces mouvements.
(K. et P. font partie d’Ancrages – M. et J. font partie d’Angles morts)
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Pouvez-vous nous présenter la soirée et les collectifs Ancrages et Angles morts ?
K : C’est une soirée partagée à l’occasion de laquelle deux collectifs, Ancrages pour notre part, et Angles morts, peuvent présenter leur travail. Pour nous il s’agit d’un livre-album, Leur laisser la France, qu’on souhaitait venir présenter à l’occasion d’un concert.
M : Angles morts, on travaille sur la répression d’État. On a monté un premier comité de soutien quand il y a eu les procès des révoltes de Villiers-le-Bel suite à la mort de deux adolescents en 2007. Il y a eu plusieurs arrestations et procès successifs qui se sont soldés en 2011 par de grosses peines de 12 et 15 ans de prison, sur des témoignages troubles, des témoignages anonymes rémunérés et des procès complètement à charge. On fait également du soutien sur des affaires de crime policier et de violences policières. On essaie de faire à la fois du soutien concret pour les familles et de l’information sur différentes affaires.
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Comment se fait-il que ces deux projets différents se trouvent réunis ?
P : On se connait personnellement et on est liés par divers biais, donc ça paraissait logique qu’on fasse des choses ensemble. Nous, on a travaillé sur l’abstraction qu’est « la France », cette espèce d’entité, en disant qu’elle n’existe pas, qu’il faut s’en défaire. Mais en même temps, la France existe comme État, comme police, comme frontières. Ce qu’Angles morts suit, c’est cette France concrète, cette machine répressive. Donc dans ce sens-là ça s’articule.
M : C’est vrai qu’au départ c’est une amitié, mais après il y a aussi quelque chose de politique si on peut dire ça comme ça ; dans l’énergie des projets on se rejoint, même si les langages des deux projets sont très différents. On a beaucoup de points communs en tous cas, sans utiliser les mêmes outils.
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Pour Ancrages, le projet s’est monté comment ? Il y a eu pas mal de collaborations, notamment avec Arm de Psykick Lyrikah ; pouvez- vous nous en dire un peu plus ?
K : Comme disait M, ce sont des histoires d’amitiés. Ancrages est un collectif qui s’est formé autour d’un groupe d’amis, et par la suite on a voulu mettre des mots pour prendre le pouls de notre vingtaine, notamment sur cette question de « France ». Qu’est ce qu’on en fait, comment on se positionne, qu’est ce qu’on fait de ce bordel ?
P : Les trois membres du collectif qui ont réalisé le disque ont également contribué au livre, mais tous ceux qui ont participé au livre n’ont pas forcément participé au disque. Au total on a été huit ou neuf, à travailler autour d’ambiances à la fois sérieuses, violentes et mélancoliques, dans des langages différents : textes, illustrations, musique. Beaucoup de travail collectif d’écriture pour le livre donc, mais pour le disque ce sont les rappeurs qui écrivent leurs textes et qui les portent seuls. En tout cas, dès le début il y avait l’idée de marier le texte et le disque, d’allier les deux formes parce que c’était ce qui nous parlait le plus.
- Les objectifs avec cet objet livre disque finalement quels sont-ils ?
P : Déjà se mettre au clair avec nous-mêmes ! Sur ce bordel de « France », qu’est ce qu’être français et ne pas l’être, on voulait réussir à éclaircir ça ; ce qui ne veut pas dire se positionner pour trouver des arguments explicites, didactiques, mais arriver à clarifier un certain nombre d’interrogations, sur le mode collectif du « nous », mais aussi individuellement, par des récits à la première personne. Ça peut paraître auto centré, mais déjà à travers les histoires des uns et des autres on arrivait à quelque chose qui représentait beaucoup. Après, les objectifs, on n’est pas dans l’intention illusoire et missionnaire de faire prendre conscience aux gens sur certains sujets, mais déjà de discuter et d’échanger avec ceux qui nous ressemblent, mais sans provoquer de débat particulier.
K : Il y a cette volonté d’y voir plus clair dans les histoires qui sont les nôtres. À bien des égards en tout cas ça été salvateur pour nous.
P : Oui déjà ouvrir le dialogue avec nos familles, nos amis, déjà c’est une construction à une micro-échelle ! Pour ça, ça nous a déjà amené des choses positives.
- Pour Angles morts c’est difficile de communiquer sur ce sujet de la répression policière ?
M : C’est aussi à une échelle locale. Quand il y a des mobilisations, des marches, ça commence par un quartier, ce sont toujours de petits cercles. Les affaires qui marchent – c’est-à-dire avoir une mobilisation continue parce que les affaires de crime policier, les poursuites, s’il y en a, peuvent prendre des années – sont souvent menées par les proches. Je crois vraiment que c’est une illusion de penser que tu peux changer quelque chose en introduisant un débat, une question de société à grande échelle. Les gens en entendent parler, mais il y a déjà un tel flot d’informations. De toute façon tu fais rien avec les gens avec qui tu n’as pas de lien affectif. Les choses se construisent à petite échelle. Et même si les résultats sont pas là, c’est pas parce qu’on se trompe de niveau.
P : L’ouvrage du collectif Angles morts sur Villiers-le-Bel est vraiment exemplaire dans la mesure où c’est un livre qui parle d’une affaire de manière très lisible, avec des points par exemple sur le plan juridique, de manière pédagogique ; et à partir d’une affaire comme celle-là, tu peux tirer des fils vers des questions d’identité, le rapport à la France, les questions raciales, les nouvelles formes de répression, etc. Je pense que c’est un peu à l’ancienne mais très efficace de partir d’un fait particulier, qui te prend aux tripes, déjà pour le faire connaître et pour soutenir ceux qui sont pris dedans, et d’en sortir quelque chose qui amène vers plein d’autres choses.
- Vous pensez que cette conception de « micro échelle » peut changer la donne face aux mass medias ou sur des questions sociales ?
K : Il n’y a que dans l’affect, dans nos histoires, qu’on a finalement pu trouver des appuis, des ancrages. Il y a des trajectoires très diverses au sein du collectif Ancrages, ou même chez les gens qui ont été ou pourraient être interpelés par le projet. Il y a des résonances qui se font, à certains moments, dans certains lieux. M parlait de ces cercles, au niveau local : c’est là que les choses se jouent, que la vie résonne.
- Ancrages c’est un projet qui va continuer ?
P : Le groupe de rap c’est sûr qu’il y aura des choses. Comme pour Angles morts, Ancrages c’est un collectif à géométrie variable, mais ça va durer, on veut porter d’autres choses par la suite, peut être dans des formes différentes.
- Ce soir vous jouez à la Bascule à Rennes ; c’est pas difficile à organiser comme manifestation et comme projet à défendre ?
K : On connaissait le lieu, qui est proche de nous, et habitué à ce type de présentation d’ouvrage, de discussions qui suivent les concerts.
P : C’est pas facile, mais à Rennes on a déjà fait des choses, des premières parties. Mais pour l’instant on a un peu de mal à diffuser, surtout sur le plan des concerts. Peut être qu’il faudrait s’y investir autrement. Sur le plan de l’ouvrage on a quand même eu une distribution convenable par rapport à ce type de projet qui ne prétend pas à une diffusion massive. On a choisi d’abord à qui on voulait en parler, et il n’y en avait pas des masses !
J : Après t’as toujours le même problème d’organisation : besoin de matériel, de lieux, et de reposer sur des gens qui veulent bien t’ouvrir un lieu sans objectif commercial. En plus on n’est pas des collectifs connus. Et puis il faut lire, écouter les paroles, c’est pas de la soupe prémâchée, il faut venir en y mettant du tien. Si tu te sens pas concerné et sachant qu’on va pas mettre des pancartes partout, on dépend vraiment de ce types de lieux, des radios libres aussi. Il y en a pas énormément non plus, chacun est dans son truc ; nous on a fait des connexions Rennes Paris qui ont pris plusieurs années.
M : Pour le livre d’Ancrages il y a aussi la difficulté de présenter l’objet. C’est une écriture ni strictement littéraire ou poétique, ni un essai non plus. Même moi après l’avoir relu plusieurs fois, j’ai toujours pas tout compris ; ça se lit pas comme un manuel ou un roman, ça se lit avec le ventre plus qu’avec la tête. Ça rend la chose plus difficile à expliquer.
Le site d’Ancrages
Angles Morts chez les éditions Syllepse
Nb : une compilation de soutien aux prisonniers de Villiers-le-Bel produite par Angles Morts est prévue dans le courant du mois de mai.