Manifeste des Chômeurs heureux : une autre idée des emplois du temps aux éditions Libertalia.
Titre et collection annoncent la couleur : cet opuscule rouge et noir s’évertue à aller contre-courant de ces flots d’idées reçues qui mènent à la mer des consensus mous et vers les abysses sans fond des stéréotypes éculés. Déconstruire un préjugé est un travail d’Hercule, quand on sait le poids des idées toutes faites et très largement erronées qui polluent les esprits. Ici, il s’agira de s’interroger sur les vertus supposées du travail (et de son présumé corollaire le plein-emploi). Il s’agira aussi de questionner notre rapport au temps, à la liberté censée être la nôtre, aux désirs qui nous habitent, aux fantasmes d’une société meilleure qui irriguent le débat politique. Là où un peuple vit dans la peur, voire dans les peurs (peur de perdre son emploi ; peur a contrario de perdre son temps précieux à occuper un job merdique ; peur de voir s’installer un système à visées totalitaires qui imposerait à tout individu de se soumettre à un panel de dogmes plus ou moins répressifs établissant l’asservissement et la médiocrité au rang des normalités), ce manifeste oppose une tout autre dialectique.
Désormais, si l’on suit les idées contenues dans cet ouvrage, on se réjouira de ne pas alimenter un système pervers qui, loin d’être une fatalité naturelle indépassable, est juste une construction sociétale. Si notre civilisation admet le travail et ses innombrables contraintes comme un socle sacré, il n’en va pas de même dans tous les groupes humains de toutes les époques. Et, de surcroît, dorénavant, à qui réellement profite ce socle sacré ?
Si notre sinistre société désigne le chômeur comme un calamiteux, certains esprits libres et joyeux, pour ne pas dire séditieux, s’escriment à démontrer que le travail est loin d’être toujours préférable à toute autre façon de réussir sa vie sans nuire à quiconque. Si jeter l’opprobre sur qui ne travaille pas (sur qui ne gagne pas sa vie en suivant les modèles du capitalisme) est devenu une vilaine habitude, ce manifeste entend bien expliquer en quoi cette attitude entrée dans les mœurs (mais, heureusement, pas encore dans les gènes) est contestable.
Impertinent, illustré de citations lumineuses (de Lautréamont, d’Aristote, de Jacques Mesrine, de Paul Lafargue, de Serge Latouche, de Bob Black**…), ce précis de rhétorique appliquée à la crise que nous traversons apportera un regain d’énergie à qui souhaite se désolidariser de cette idée dominante qui installe au pinacle comme clé de tous les équilibres actuels cette activité très largement empoisonnante nommée « travail » (euphémisme communément adopté pour « esclavage rémunéré » dans le pire des cas, synonyme de « recherche effrénée de revenus coûte que coûte » dans le meilleur).
Quand un mot est déprécié, péjoratif, qui aime en être attifé ? Ce modeste manifeste atteint donc son objectif de redorer le blason du sans-emploi, jusqu’alors stigmatisé par la doxa, et qui, dans ce combat, y gagnera une majuscule et un épithète, s’élevant au grade de Chômeur heureux. Opposer de toute façon chômeurs profiteurs et travailleurs valeureux est un non-sens. Le chômeur qui ne fait rien et s’en délecte est un mythe (à moins qu’on ne parle là d’un stylite ou d’un yogi). Le travailleur qui jouit d’échanger son temps et ses énergies contre un salaire et une occupation est peut-être aussi une illusion. « Aujourd’hui, ils [les travailleurs] doivent se dire heureux pour la seule raison qu’ils ne sont pas au chômage, et les chômeurs doivent se dire malheureux pour la seule raison qu’ils n’ont pas de travail. Le Chômeur heureux se rit d’un tel chantage. » (page 33) Il y a ainsi des rôles sociaux à réinventer, des nuances subtiles à prendre en compte, des droits de l’homme à redéployer, des conditions humaines à réinvestir. Un temps de pause, avec une bonne bière et quelques amis libres de toute (pré)occupation, serait par exemple une excellente façon de poursuivre la réflexion sur ces sujets .
* Nombre de chômeurs toutes catégories confondues en avril 2014 d’après l’Insee.
** « Le travail est un meurtre en série, un génocide (…) pour pouvoir vendre des Big Mac et des Cadillac aux survivants. » (Bob Black, Travailler, moi ? Jamais ! Éditions L’Insomniaque, 2011).