« Quoi de plus pénible que de rentrer chez soi après une longue journée d’intérim et de retrouver son mec chômeur scotché devant la télé, dans le genre d’immobilité qui laisse penser qu’il a passé toute sa journée ainsi ? »
La 1ʳᵉ phrase de Dogrun donne le ton : Mary, l’héroïne, en a soupé de son boulot et de son mec, Primo. Cependant, si Primo est immobile, ce n’est pas du à l’inaction mais à la mort. Il laisse derrière lui un chien et des souvenirs décevants.
Dogrun, c’est ça : des punchlines hilarantes, des désillusions en pagaille, des trajectoires branlantes.
Son boulet de copain vient donc de mourir, et Mary a l’honnêteté de ne pas le regretter. Néanmoins, elle accepte de disperser ses cendres car la mère de Primo – pas éplorée non plus – est handicapée. De fil en aiguille, Mary rencontre ceux et surtout celles qui ont connu son ex – celui-ci s’avérant plus intéressant mort que vivant –, tandis qu’elle s’efforce d’aller de l’avant : trouver une coloc’ pas trop dingue qui paiera en temps et en heure la moitié du loyer de leur taudis, un boulot même si elle ne nourrit aucun espoir quant à son intérêt tant intellectuel que salarial, et du temps pour terminer son recueil de nouvelles qu’elle remâche sans cesse. Elle ne cherche pas de mec, pas d’âme sœur, et on peut la comprendre vu la description qu’elle donne des hommes qu’elle croise, que ce soit dans un bar ou dans les rues : « Je suis retournée au comptoir, où une nouvelle mouche à verre s’est posée et à commencé à bourdonner “Salut”, a-t-il gargouillé. Avec ses pommettes cireuses, ses yeux enfoncés et ses lèvres décharnées, il dégageait tout le charme de l’héroïnomane. (…) ce gars-là était amoureux uniquement de lui-même et m’a raconté toute sa vie ultra-chiante. ».
J’avais déjà beaucoup aimé Fuck up, du même auteur, mais Dogrun lui est sans doute encore supérieur. On retrouve des personnages déglingués comme Nersesian les affectionne, dans un New York, une époque – celle où on consultait son répondeur de téléphone fixe à distance – qui n’existe plus. Il écrit les touristes qui s’accaparent la ville, les loyers devenus hors de prix, toute une population qui déserte faute de pouvoir se loger. Il crée surtout une héroïne aussi flamboyante que bancale, relevant le défi casse-gueule d’écrire du point de vue d’une femme ses galères, ses désillusions, ses tentatives, ses audaces. L’écriture est vive, drôle, cruelle, les personnages souvent pathétiques mais réels, consistants – Nersesian a-t-il fait preuve d’une lucidité hors du commun en imaginant ses spécimens masculins ? a-t-il puisé dans son entourage ? sondé son âme ?
Mais outre la légèreté acide et le décor rock’n'roll, Mary ? l’auteur ? – moi en tout cas – se demande aussi comment ne pas se faire bouffer tout cru par la dureté de la vie, la nécessité de se loger et donc de travailler, comment continuer à vivre en somme, sans balayer tous ses espoirs sous le lit qu’on aura payé laborieusement avec son Smic.