Nantes ville révoltée – Une contre-visite de la Cité des Ducs, par Contre Attaque : une promenade revigorante, ancrée dans un terroir et un tissu urbain, qui rappelle combien l’histoire des luttes sociales est inspirante et remonte à loin.
« Walter Benjamin expliquait qu’on ne se soulève pas au nom d’un futur abstrait, mais “au nom de générations de vaincus”, que la libération se nourrit davantage “de l’image des ancêtres asservis [que] de l’idéal d’une descendance affranchie”. Voilà pourquoi les puissants s’acharnent tant à déposséder, effacer ou réécrire l’histoire des lieux, et pourquoi il est décisif d’écrire nos récits, celui des gestes d’insoumission, l’infinité de petites résistances oubliées et de grandes explosions. On ne part pas à l’assaut du futur sans le souffle des générations révoltées qui nous ont précédés. » (p. 180)
Nantes, ville « socialiste », dynamique, berceau de Jules Verne, connue pour son usine LU (la biscuiterie Lefèvre-Utile devenue le centre culturel Lieu Unique) et ses « voyages fantastiques » cogités par un office du tourisme engagé dans le rayonnement à l’international de la métropole prospère de l’embouchure de la Loire ? Certes. Mais sous le vernis propret propre aux grandes villes gentrifiées existe un monde foisonnant, aux racines rhizomatiques et aux énergies indomptables. C’est cet univers de strates historiques, de lieux où se déployèrent des insurrections magnifiques, ce mille-feuilles de mouvements engagés et de causes perdues, de fusillades orchestrées par les nazis et d’exactions policières perpétrées sous Macron, c’est cet univers, donc, cet itinéraire intellectuel et historique, que Nantes ville révoltée nous invite à découvrir, le temps d’une balade à travers la ville, un jour d’émeute forcément.
Déambulant avec Claude, vénérable militante, guide passionnante intarissable en anecdotes sur les mouvements sociaux, occupations mémorables, mobilisations victorieuses et autres épisodes d’une lutte des classes dans laquelle les Nantais·es s’illustrent avec brio sans peur d’être précurseurs en la matière, on arpente donc les environs du miroir d’eau (vestige minéral de l’ancien tracé de la Loire), symptôme de cet « urbanisme disciplinaire* [à même de] faire oublier qu’ici jadis coulait un fleuve tumultueux » (p. 18). Puis la place Foch (ex place Louis XVI), la place de Bretagne, le quai de la Fosse, la place Graslin… Chaque pause durant cette émeute colorée est ainsi l’occasion de raviver la mémoire des luttes passées et de dénoncer les aménagements voulus par une bourgeoisie qui tente sans cesse d’étendre son hégémonie, de raser les bastions de la lutte sociale, d’élever des grilles pour protéger ses institutions et de multiplier les caméras de surveillance – et tombe néanmoins régulièrement sur un os, en l’occurrence des contestations populaires costaudes et insolentes, parfois implacables. Et ces contestations légitimes abondent, que ce soit, par exemples, la prise d’otages au tribunal menée par Georges Courtois, Patrick Thiolet et Abdelkrim Khalki en décembre 1985 durant laquelle par un étonnant retournement de situation sera fait « le procès de la prison et de la justice » (p. 106) ; la lutte contre « l’implantation d’un gigantesque centre Amazon sur la commune de Montbert, en périphérie de Nantes » (p. 82) ; ou bien l’enchaînement devant le théâtre place Graslin d’un groupe d’antimilitaristes pendant la guerre d’Algérie, en mars 1962, « en solidarité avec un ouvrier nantais, Yves Bel, emprisonné pour avoir refusé son incorporation » (p. 145). On n’en dévoilera pas plus, tant on ne voudrait pas gâcher le plaisir de la découverte que procure cet ouvrage.
En un mot comme en mille, cette proposition de visite de la ville de Nantes, étoffée d’une multitude de moments qui sentent bon le vécu et la rébellion face aux injustices et aux aliénations du quotidien, cette proposition de parcours de santé (car l’insoumission face à l’inique est une question de salubrité publique et d’hygiène mentale) est tout simplement géniale.
* Quiconque n’a jamais participé à une manifestation revendicative (réprimée plus ou moins férocement par les forces de l’ordre) aura du mal à concevoir cette idée de politique architecturale et urbanistique répressive, quasi militaire, dans la lignée de ce que fit Georges Eugène Hausmann (1809-1891) à Paris en supprimant les ruelles tordues où les barricades s’érigeaient trop facilement et où les forces de l’ordre étaient mises en difficulté. Quant aux autres, ils auront assez vite compris que la ville est un terrain de jeux (et d’actions militantes) où avantages et inconvénients varient très nettement en fonction de la topographie.
Nantes ville révoltée – Une contre-visite de la Cité des Ducs, par Contre Attaque, éditions divergences, Paris, 2024, 192 p., 13 €.