Prison d’Emmy Hennings

Il y a des livres dont vous ne pouvez lâcher la lecture. Des livres dont l’écriture vous suit même une fois refermés. Prison d’Emmy Hennings, republié aux Monts métallifères cette année, fait partie de ces livres-là.

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« J’ai beau être terriblement pressée, il faudrait être inhumain pour ne pas remarquer cette belle journée printanière. On n’arrête pas les gens par un tel temps de printemps ! C’est un jour à voir s’aimer la terre entière. » (page 19)

C’est l’histoire d’une arrestation. C’est un bout de l’histoire de l’artiste allemande Emmy Hennings (1885-1948) qui passera plusieurs semaines en prison ; Prison, un mot, un seul, titre de son texte écrit en 1919 (Gefängnis en allemand). Quelques années auparavant, elle participe à la création du mouvement Dada ; elle est notamment chanteuse dans les cabarets, y interprétant des chansons populaires mais aussi ses propres poèmes. Fuyant la guerre pour laquelle son mari Hugo Ball menace d’être enrôlé, le couple fuit en Suisse, vit dans une misère absolue, et ouvre le Cabaret Voltaire, en 1916 à Zurich. Puis, c’est l’arrestation, totalement absurde : Emmy s’était signalée par écrit à la police, en attente d’une audition judiciaire, pour prouver qu’elle n’allait pas fuir. C’est l’histoire d’une arrestation…

« La surveillante passe. Je me hisse sur mes jambes et l’accueille debout. Je ne veux pas qu’elle me voie couchée comme un animal dompté. » (page 57)

Il est question de résister dans le texte d’Emmy Hennings. De résister à la douleur physique, à la douleur mentale, et de résister surtout face à l’oppression carcérale. Dès le départ, c’est l’incompréhension, puis la tentative de fuite, puis la lutte intérieure, puisque celle face aux gendarmes est impossible. Alors rapidement, nous restons avec Emmy dans sa cellule, rencontrant ses camarades d’infortune avec qui il est possible de mêler « tricot et conversation ». Nous déambulons avec Emmy dans la cour de promenade, à effectuer des marches en cercle qui passent « indéfiniment devant le même point. (…) Comme un rêve grotesque, un cauchemar dont je ne peux pas m’échapper ». Seule issue : regarder le ciel.

Il est question d’observation, de longues observations, de petits détails, des visages aux vêtements, de la lumière dans la cellule, de la façon dont dorment ses co-détenues ; tout ce qui entoure Emmy est regardé, et nous est retranscrit à sa manière, tantôt réaliste, tantôt poétique. Parfois, des fulgurances d’interrogations y prennent place. Son enfermement ne peut être dû qu’à l’erreur humaine, la prison aussi, car l’être humain ne « saurait être animé de mauvaises intentions » (p. 116). Emmy questionne, et au-delà des murs, replace aussi la condition des femmes.

« S’il est interdit de monnayer des heures d’amour, il devrait être interdit d’acheter des heures d’amour. Mais l’expérience nous montre que l’être humain ne peut pas vivre sans heures d’amour. Il faudrait donc organiser l’amour autrement. “Amour organisé”, c’est affreux à entendre. Et pourtant, on y revient toujours. Le tribunal est une affaire d’hommes et châtier le sexe faible exige moins d’efforts que demander des comptes à des hommes trop jaloux de tenir secrets leurs penchants les plus forts. Je voudrais que les hommes abusés puissent voir le sourire de mépris qui se peint sur le visage de leurs séductrices quand, devisant tout bas dans les couloirs du pénitencier, elles éventent les secrets de leurs accusateurs. Dans la cour de la maison d’arrêt, j’ai vu le sourire souverain sur les visages des femmes et des filles qui font le trottoir ; filles victorieuses qui ont l’élégance de se déclarer vaincues. Cette courtoisie doit être bien dangereuse, pour qu’on les enferme entre des murs épais. »

Prison, décrit comme un « miracle de livre » par Hermann Hesse qui en signait l’avant-propos, est un texte puissant, qui, un siècle plus tard, résonne encore dans de nombreux interstices de lutte, qu’elles soient anti-carcérales ou féministes. Traduit une première fois en italien et publié par L’Orma en 2019, le voilà, enfin pour la première fois en version française grâce aux Monts métallifères. Merci.

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Prison d’Emmy Hennings, traduit par Sacha Zilberfarb – Monts métallifères éditions – 18 €

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